jeudi 6 novembre 2008

Parlez-moi de l’automne…

Allez ! il faut bien vous parler de quelques films vus récemment.

J’ai adoré Vicky Cristina Barcelona, que Florence n’a pas vu. Il ne faut pas imaginer qu’un amour inconditionnel de Woody Allen m’anime, mais bien plutôt le constat de la capacité de renouvellement que possède ce réalisateur, dont une des maîtrises de son art consiste à parvenir renaître régulièrement de ses cendres tel le fameux Phénix. Et ce n’est pas une mince prouesse, je trouve, que de tisser toujours, sans jamais lasser, les mêmes motifs au sein de nouvelles trames, dans de nouveaux topos (on a quitté l’univers new-yorkais, Woody Allen nous a baladé à Londres, voilà qu’il nous emmène faire escale à Barcelone), en lançant sur ses terrains de jeu de nouveaux personnages à la recherche d’eux-mêmes et de l’amour avec un grand A. Cela nous donne un film délicieux et délicieusement ensoleillé, où sourd pourtant une mélancolie secrète : l’amour est toujours inassouvi chez Woody Allen ; ni Rebecca Hall la rationnelle qui ne parie que sur l’amour toujours, ni Scarlett Johanson l’irrationnelle qui suit ses sentiments de l’instant, ni Penelope Cruz la « folle » ne trouvent vraiment leur bonheur en chemin, en dépit de ce merveilleux été qu’il fait à Barcelone… Toujours à l’œuvre cette finesse juive, ce sens bien particulier de l’humour teinté de désespoir qui, déjà, faisait pétiller le cinéma de Billy Wilder ou de Lubitsch : est-ce un hasard si ce film évoque la comédie romantique hollywoodienne des années 30, avec cette voix off désuète qui décrit les péripéties des personnages et contemple ludiquement leur manière de se débattre avec leurs contradictions et leurs impulsions ? Dans un Barcelone délibérément de carte postale, Woody Allen prouve sa formidable maîtrise dans la manipulation des clichés (la fille rationnelle / la fille irrationnelle, l’initiation sexuelle de deux Anglo-Saxonnes parties s’encanailler chez les Latins à Barcelone…) et parvient à faire passer, en contrebande, derrière le divertissement léger, pour ne pas dire vaporeux, une vision désespérée de l’existence… Woody Allen, c’était mieux avant, c’est mieux aujourd’hui : quelle importance, tellement le bonhomme maîtrise les variations de son œuvre… Oui, un film délicieux comme un champagne et pourtant grave comme le désespoir !

Après le soleil, une fois n’est pas coutume, la pluie : quelques lignes sur Parlez-moi de la pluie, le dernier film de Agnès Jaoui. Voilà une œuvre d’une drôlerie mélancolique – même si le ton n’est pas le même que chez Woody Allen - qui raconte la tartarinade à Tarascon de documentaristes foireux (Jean-Pierre Bacri et Jamel Debbouze, très touchants), qui rappelle les films choraux de Sautet (la mise en scène d’une micro-société) aussi bien que les Bronzés (l’amusante scène chez les paysans). C’est un discours sur l’humiliation ordinaire, où le comique n’empêche pas la tendresse. Une œuvre au goût doux-amer, où le rire, s’il n’est jamais lourd, n’a pas pourtant la légèreté des bulles de champagne du Woody Allen ; la clé de l’histoire, située tout à la fin, recouvre ce film d’une tenace amertume.

Après l’étrangeté burlesque de Iceberg, Rumba de Dominique Abel et Fiona Gordon est un drôle de film, et parfois un film drôle, qui raconte l’histoire d’un couple constitué d’un prof de gym et d’une prof d’anglais qui ne vivent que pour la danse latino et pour ses concours régionaux. Un mélange étrange de Aki Kaurismäki et de Jacques Tati, où l’inventivité belge et le burlesque sont à l’honneur. Qu’on en juge : après un quart d’heure amusant où l’on montre une manière originale et parfaitement « belge » de faire la classe, nos héros pour éviter un suicidaire plantent leur voiture dans le décor, la femme perd une jambe, l’homme devient amnésique, et des aventures invraisemblables autant que tatiesques s’ensuivent (récupération d’un paquet, incendie domestique, courses à la supérette du quartier, etc.). On ne peut pas dire que ce ne soit pas amusant, mais en dépit des talents réunis cela tourne parfois à vide. Un univers décalé qui promet encore de futurs beaux films originaux.

Nous avons passé un excellent moment avec ce très beau film joyeux qu’est Be Happy de Mike Leigh, ou l’histoire d’une jeune institutrice, Poppy, qui prend la vie du bon côté. Sous des apparences rose bonbon, ce film montre en Poppy quelqu’un qui au fond tient une position de combat : avec ses allures de niaise qu’on pourrait avoir envie de gifler, c’est un personnage dont l’attitude consiste à ne jamais baisser la garde. La formidable scène du flamenco illustre parfaitement ce propos : cette danse issue des bas-fonds, inventée par les Gitans, explique le savoureux professeur de danse espagnol (qui saisit là l’occasion de tourner en dérision les confitures anglaises !), est une manière de redresser la tête face à l’âpreté de l’existence. Et c’est bien ce que dit le film, qui va à l’encontre de la naïveté, certes sympathique, que l’on trouvait chez Amélie Poulain, chez qui tout le monde, au fond, il était beau, il était gentil : Poppy confrontée à la dureté du réel, avec le professeur de conduite, avec le clochard, ne se réfugie pas dans le rose bonbon ; elle va l’affronter, ce réel. Il y a dans ce film de l’humanisme du Guédiguian de Marius et Jeannette. Peut-on conclure autrement qu’en disant que c’est un film formidable et formidablement humain ?

Beaucoup plus sombre, on le conçoit bien, est le Gomorra de Matteo Garrone, inspiré du best-seller homonyme écrit par le journaliste Roberto Saviano sur la Camorra napolitaine et qui lui a valu d'être placé sous protection policière permanente… Voilà certainement, en effet, un des films les plus réalistes et les plus implacables qui aient jamais été réalisés sur l’institution mafieuse. A dix mille lieues des Parrains et des Scarface pourtant peu avenants mais qui, on le voit dans le film, font rêver de jeunes imbéciles, les mafiosi jamais n’y sont montrés sous un jour glamour : laids, grossiers, monstrueux, ils traitent la vie de leurs semblables comme quantité parfaitement négligeable. Dès la première scène, percutante, des cabines d’UV où se bronzent puis se font descendre des boss de l’organisation, le réalisateur, avec un réalisme quasi-documentaire, nous emmène dans les arcanes de la mafia napolitaine ; il nous montre les lieux où elle vit ; il nous entraîne dans les rouages de ses trafics (drogue, textile, armes, déchets). Et ce que l’on aperçoit, c’est une société et une économie aussi pourries que les déchets toxiques avec lesquels cette mafia empoisonne les sols de la région napolitaine. D’autant que, mondialisation oblige, l’empire de la Camorra s’étend à toute l’Europe, voire au monde…

Entre les murs de Laurent Cantet et d’après le livre de François Bégaudeau vaut-il sa Palme d’Or ? Nous l’avons vu tous deux, et nous avons apprécié, je crois, le travail de mise en scène et le jeu proches du documentaire ; il y a dans ce film un puissant effet de réel, tout comme produisait une forte impression de réel Gomorra. Des profs interviewés par Le Nouvel Obs reprochaient au film a contrario un déficit de réalisme : ils pointaient les découpages du film en tranches de vie de la classe au lieu que l’on assiste à la vie quotidienne d’une classe, les méthodes du professeur lui-même et son intervention réduite à des joutes verbales avec ses élèves, etc. Un film de fiction comme l’est de toute façon Entre les murs prétend-il au même degré et aux mêmes méthodes de représentation du réel que le documentaire stricto sensu ? Si les scènes de solidarité professionnelle en salle des professeurs paraissent relever de l’exception, à défaut de ne jamais exister dans la réalité, les comportements des élèves en classe, leurs discours et leurs réflexions ne paraissent jamais surfaits ; ils arrivent en tout cas à nous toucher. Et ce qui nous touche par-dessus tout, c’est que le film aborde entre ces murs de classe des questions fondamentales : la transmission des savoirs, la citoyenneté, la réussite sociale, l’échec scolaire et les échecs tout court, les inégalités sociales face au savoir... Bref, ce film qui recrée le réel comme a toujours très bien su le faire Laurent Cantet parvient à émouvoir, à nous alerter… Pour combien de temps, aurait-on envie d’ajouter.

Je terminerai par Home de Ursula Meier, avec Isabelle Huppert et Olivier Gourmet, que Florence m’a emmené voir en désespoir de cause il y a quelques jours (le cinéma où nous souhaitions aller voir un tout autre film était fermé pour cause de sévère dégât des eaux). Ou l’histoire kafkaïenne d’une famille qui réside tout au bord d’une autoroute que l’on remet à la circulation et qui n’arrive pas à quitter sa maison désormais coupée du monde (les personnages sont obligés d’attendre la nuit pour passer de l’autre côté de l’autoroute) et de surcroît sans cesse soumise au terrifiant tintamarre du trafic routier… Au départ, tout semble baigner dans l’huile : la famille vit là comme dans un cocon ; la preuve, on se retrouve tous ensemble dans la salle de bains, et c’est fusionnel en diable entre la grande fille qui exhibe ses seins, le père qui se gratte les fesses, le fils qui se lave dans la même eau que la grande soeur… On exagère à peine. Puis tout se détraque assez vite, et la névrose de la mère menace d’ouvrir tout grand les vannes… On a envie de dire que la photographie est superbe, que les acteurs sont irréprochables, que cette histoire d’autoroute infernale censée relier et qui, dans les faits, coupe du monde ces gens établis et enfermés au milieu de nulle part, fait un scénario idéalement absurde dont les Monty Python ou Franz Kafka auraient pu faire leur miel. Mais tout est tellement pris au sérieux ; au-delà de la première demi-heure, cela devient saoûlant, fatigant ; on s’ennuie ferme. Ce film finalement me fait penser à Sur un arbre perché, ce vieux navet d'un certain Serge Korber qui prenait pour prétexte de départ de coincer Louis de Funès et sa voiture tout au sommet d’un arbre et qui n’avait rien d’autre à faire qu’à étirer les situations. Loin d’être un navet, pourtant, Home nous enferme dans cette maison, avec ses gens, et c’est chiant comme la pluie. On se plaît à imaginer une œuvre réduite à un court-métrage, mieux rythmé, plus concis, et pourquoi pas une pincée de fantaisie…

dimanche 2 novembre 2008

Soyez positifs !

Ces deux dernières semaines, module d'un organisme bien connu suivant les cadres en recherche d'emploi depuis plus d'un an...
Cela démarre fort. L'animatrice nous demande d'abord d'imaginer la vie professionnelle et la vie privée de chacun de nous : "Comment vous la voyez, Vivette, dans sa vie privée ? Comment elle s'habille ? Qu'est-ce qu'elle pourrait écouter comme musique ?"
Nous nous apercevons très vite d'une chose : assertivité, méthode Coué et une pincée de psycho grand débutant de maternelle élémentaire constituent la majeure partie du programme, aussi inoffensif pour l'esprit qu'une tisane de grand-mère. L'animatrice, qui n'a quasiment que sa gentillesse à nous offrir, nous exhorte comme des enfants turbulents et légèrement simplets qu'il faut reprendre en main : "Vous avez baissé les bras !", "Une maison, il lui faut des fondations, vous comprenez...", "Donnez-vous des objectifs ! donnez-vous des buts". Tout en faisant appel à une psychologie naïve, où il est important pour chacun, s'il doit dire quelque chose, d'apporter une "critique constructive".
Dans cet univers d'oppositions binaires, il n'est pas question bien entendu d'être "négatif" ; des mots sont proscrits : "échec", "doute"... Et gare au "jugement de valeur" : "Attention, on n'est pas dans le jugement de valeur !", ressasse l'animatrice dès qu'un participant évoque les réalités de son univers professionnel, dès qu'il s'agit de commenter et d'apporter ses propres réflexions aux méthodes de tel autre participant - chose que pourtant nous sommes sommés de faire les uns vis-à-vis des autres !
Une jeune diplômée évoque ses difficultés personnelles, ses doutes sur l'efficacité de l'appel au réseau, grande tarte à la crème à la mode dans ce type de module. Chacun sent qu'il y de véritables difficultés là derrière. Mais au lieu de répondre à ses préoccupations, l'animatrice, qui a distribué des histoires édifiantes dont l'une est issue des expériences psychiatriques de Paul Watzlawick de l'école de Palo Alto, la sermonne : "Non, Vivette, regardez ! vous êtes là-dedans, vous êtes dans l'histoire du marteau !" Lorsque l'un de nous compare son expérience professionnelle à celle de membres du groupe, l'animatrice recadre systématiquement : "Non, Thierry, parlez de vous !" Dans un contexte de groupe dont le prétexte est la mise en commun et la dynamique de groupe, chacun est en fait renvoyé à sa solitude, chacun est réduit à son statut d'isolat.
Tout est lénifiant ! L'animatrice s'enthousiasme de la philosophie orientale d'un participant : "C'est très rassurant, ce que vous dites, pour un recruteur. Et ça, Renaud, ce sont vos mots-clé, hein d'accord ? Merci pour votre sagesse : faites-la partager pendant l'entretien..."
La réalité pourtant parfois se venge. L'expérience finit très mal pour l'animatrice. Le dernier jour, certains participants, qui ont de la bouteille, montrent très ostensiblement qu'ils n'en ont plus rien à faire. Et lorsqu'il faut se lancer dans un jeu de rôle recruteur/recruté dont les règles ne sont même pas correctement énoncées (l'animatrice demande de faire des binômes pour simuler un véritable entretien, puis renonce au dispositif qu'elle a fait mettre en place au moment de lancer la simulation), c'est la révolte des cadres : la majorité déclare forfait. Enfin, nous nous jetons à l'eau et exprimons notre scepticisme. L'un de nous parle de "niveau CM2". Je parle de "psychologie naïve". L'animatrice désarçonnée fait remarquer : "Oh, attention, vous parlez comme un livre". Les remarques désapprobatrices ne cessent plus, elles s'abattent sur la malheureuse, qui répète plusieurs fois : "je le note, c'est très, très important ce que vous dites". Mais elle reste hors jeu, aussi peu à l'écoute qu'elle l'était lorsqu'elle tenait encore la barre : à un participant qui explicite comment pourrait être améliorée la prestation conseil, elle formule cette question parfaitement hors-sujet : "Et votre CV, il est en ligne ?" Hors-sujet, parce que tout cadre suivi par cet organisme bien connu a pour obligation de mettre ses CV et lettres de motivation en ligne...

Il pleut sur la ville

Orage dantesque sur Marseille cette fin d'après-midi !
Cela commence aux environs du déjeuner par un vent démoniaque qui envoie une pierre percer la verrière de l'entrée commune.
Cela se déchaîne vers 16 h - 17 h. Des hectolitres d'eau se déversent sur la ville, des torrents parcourent les trottoirs, les arbres penchent de côté... On en vient à s'imaginer sous les tropiques balayées par un cyclone. Finalement, c'est une explosion qui se produit dans notre appartement : l'ampoule du salon saute. Puis c'est de l'eau qui s'écoule par torrents tout du long du plafonnier, de l'eau à un autre point du salon, enfin un dernier courant d'eau qui dégoutte à l'entrée de l'appartement, entre le couloir et le la porte d'entrée... Il pleut dans le salon. La nappe est trempée, le sol baigne en peu de minutes dans l'eau qui se répand très rapidement alentour. Les pompiers, submergés, l'on suppose, d'appels affolés, ne peuvent que recommander d'"éponger"... Heureusement, grâce à l'entraide des voisins, nous pouvons mobiliser des seaux et des serpillères en nombre suffisant. L'horreur !
Nous supposons, de surcroît, que nous avons échappé à un gros court-circuit.
A 18 heures et des poussières, la pluie se tasse, enfin. Notre propriétaire, passé en catastrophe, va faire passer l'expert le plus rapidement possible.
Quant à nous, nous espérons qu'il ne va pas pleuvoir cette nuit !

samedi 21 juin 2008

Bienvenue dans Nip/Tuck !

Puisque nous sommes depuis récemment installés sur Marseille, j'ai dû me trouver un nouveau dentiste. Rien de bien intéressant jusqu'ici, me direz-vous. Sauf que, sauf que, j'ai cru me retrouver dans un épisode de la série Nip/Tuck. Nip/Tuck, vous savez, cette série américaine assez trash et cynique, dont les "héros" sont des chirurgiens esthétiques très friqués qui font leur beurre grâce à des patients eux-mêmes très friqués.
Notre pharmacien nous conseille donc un dentiste ayant pignon sur rue sur la belle venue du Prado qui mène vers les plages. Et là, je tombe sur le Luxe (je n'ose pas dire la volupté) : salle d'attente exceptionnellement confortable avec vue exceptionnelle sur les arbres de l'avenue, cabinet magnifiquement high-tech, chic ambiance musicale (entre jazz, easy-listening et tubes pour VIP lounge), assistante dressée à exécuter au doigt et à l'oeil, jusqu'au chirurgien-dentiste superbe et bronzé qui ne travaille pas le vendredi (pour aller à la plage et/ou éviter d'être trop pompé par le fisc ?). Le bel homme bronzé m'a proposé une intéressante et longue série de soins : les travaux antérieurement effectués sur ma dentition étaient indignes. Il a été question des récentes recommandations de l'OMS sur le travail dentaire, sur le danger représenté par les plombages à la papa, histoire de me faire bien peur, puisque la santé, comme disent les vieilles dames, c'est le plus important... Faut-il vous parler aussi des honoraires ?
Un peu de vrai sans doute dans les observations de ce professionnel, mais l'impression prédomine pour le patient
, en entrant dans ce cabinet, d'être une mine d'or ou une vache à traire. Bref, une ambiance à la Nip/Tuck qui, je l'avoue, m'a fait un petit peu peur.

dimanche 1 juin 2008

Ciné de printemps et oeuvres au noir

Après quelques mois d’interruption de la tenue de ce blog, je vais tenter de reprendre ces petites chroniques de cinéma, car Florence et moi avons vu quelques films qui méritent d’être débattus.

Lady Jane, le dernier film de Robert Guédiguian, est à notre avis un très, très beau film. Pour résumer, il s’agit de l’histoire d’un ancien gang de postiches ayant pillé les bijouteries dans les années 70 qui se reconstitue, si l’on ose dire, à la faveur de l’enlèvement de l’enfant du personnage incarné par Ariane Ascaride. Utilisant les codes du film noir mais présentant des aspects contemplatifs, cette œuvre intéressante, en balade désillusionnée entre Marseille et Aix, secoue, émeut, et nous interroge : sur la perte des illusions, sur le comment du pourquoi les utopies d’une époque ont pu permettre l’avènement d’un monde grinçant où argent et violence font tellement bon ménage, sur la dilution du lien social et l’émergence du chacun pour soi, sur la vengeance... Plus que d’être uniquement un thriller, c’est donc une œuvre parlant des préoccupations de Guédiguian (qui peuvent être tout à fait les nôtres). Nous avons trouvé les acteurs habituels de Guédiguian magnifiques. Une mention spéciale à Ariane Ascaride, qui exprime merveilleusement une douleur indicible, et on la comprend, dans le contexte de cette histoire vraiment terrifiante. Pourtant, pourtant, Guédiguian ouvre une fenêtre, laisse entrer un peu d’air frais dans cette atmosphère de pourrissement général, en finissant sur un très beau proverbe arménien que je préfère laisser découvrir à qui n’aurait pas encore vu le film. Film noir, film frais aussi où souffle un humanisme qui tente de balayer le cynisme usuel.

No Country for Old Men laissera sans doute des traces durables dans la mémoire des cinéphiles. Florence n’a pas voulu le voir, pensant que ce serait très violent. Effectivement, ça l’est. Sauf que cette violence extrême dégoupillée par les deux frères est, comme leur cinéma nous y a habitués, désamorcés par un humour distancié, formidablement vache. Humour très, très noir. Le mettre en rapport avec Lady Jane, autre film noir, nous amène à faire ce constat étrange : des cinéastes contemporains n’ayant rien à voir les uns avec les autres avec des univers mentaux et géographiques propres – Robert Guédiguian versus les frères Coen -, nous parlent d’un monde où, soudainement, il ne fait plus bon vivre. S’il n’est pas tout bonnement invivable. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est nous-mêmes qui succombons à de viles tentations (se venger, s’enrichir, etc.), semblent nous dire ces cinéastes fondamentalement différents et éloignés. Chez les frères Coen, c’est le monde ancien aussi qui tombe. Et voici que la drogue et son argent, tout à leur démesure, envahissent de façon brutale des espaces superbement filmés, tel un Attila après qui l’herbe (!) ne repousse plus. Décimés les uns après les autres par un Javier Bardem absurdement invincible, véritable Terminator trafiquant en service commandé (sa mission : récupérer le sale argent indûment chapardé par un drôle), les hommes tombent comme des mouches. C’est horriblement amusant. Car Javier Bardem, dont le personnage à la coiffure de Beatle benêt porte un nom à la fois inconnu, imprononçable et incongru (Anton Chigurh), joue la vie des autres à pile ou face. C’est un véritable pince-sans-rire de l’assassinat, sacré lui ! Pour ma part, je me rappellerai toujours, dans un mélange inextricable d’horreur et d’amusement, cette scène où, tout manchot qu’il est puisque menotté (mais pas benêt), Anton Chigurh, donc, assassine le shérif qui le retient prisonnier. Pendant que le bêtat policier téléphone sans prêter attention à ce qui se passe dans son dos, Chigurh s’approche de lui à pas de loups (normal, ici, l’homme est authentiquement un loup pour l’homme, comme aurait dit le philosophe…), lui entoure le cou de ses mains menottées, puis l’étrangle férocement. Etrangler est un bien grand mot, presque trop poli, pour qui veut décrire une telle mise à mort : l’autre se débat, les menottes l’étranglent et le décapitent en même temps, le sang gicle de la blessure en petite saccades rouges… Pendant ce temps, Chigurh souffle, siffle et crache tel un volatile, oui, tel un de ces gros aras d’Amazonie qui battent des ailes lorsqu’ils sont excités par la peur. En dépit des horreurs montrées à l’écran, c’est du plus bel effet comique, je vous le garantis. Sauf qu’ici, on tue comme on respire. Et ceux qui ne tuent pas ne respirent plus.

Sur le modèle du « grand roman américain » que fantasmait un écrivain comme Hemingway, la presse a récemment souvent dit du récemment sorti There will be blood de Paul Thomas Anderson que c’était « le grand film américain ». Cette fresque de 2 h 38 décrit comment un petit mineur incarné par Daniel Day-Lewis (incarnation superlative !) devient un impitoyable magnat du pétrole. L’esprit d’un pays est saisi, avec une analyse admirable et un sens de l’interprétation remarquable : la cupidité, l’argent, la bigoterie (réelle ou jouée comme au théâtre), une misanthropie et un individualisme maladifs animent ce monument aux dimensions presque de la terre états-unienne. Happé dès les premières minutes de cette longue fresque qui n’est jamais trop longue, on voit Dieu et l’argent y présider à la naissance d’une nation dans la crasse de l’or noir. Cette toile évidemment noire comme son pétrole met en scène un personnage principal extraordinaire, bonimenteur, manipulateur, qui se sert du petit garçon qu’il recueille pour arracher leur terre – avec son riche sous-sol ! – à de braves petits exploitants crédules. Et on ne peut s’empêcher de penser à un Citizen Kane au pays de l’or noir. Du sang, effectivement il y en a, c’est celui des autres. Quant à l’argent, on constatera qu’il est loin de faire le bonheur du magnat qui, tel le citoyen Kane d’Orson Welles, s’emmure dans une solitude paranoïaque. Pourra-t-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit de la grande parabole d’un capitalisme tout-puissant et prédateur ?

Toujours dans la catégorie « notre univers impitoyable », nous étions allés voir il y a quelques mois La Fabrique des Sentiments de Jean-Marc Moutout et… Notre Univers Impitoyable de Léa Fazer. Le premier est une comédie sur le speed dating, ou l’amour réduit à un simple et rapide entretien d’embauche… Soit un film sociologique qui n’est pas désagréable, quoique pas totalement convaincant, mais dont l’avantage est de montrer assez finement, et parfois drôlement, comment les lois du libéralisme ont colonisé les rapports humains, avec toute l’artificialité des relations entre les individus, et l’ultra moderne solitude chantée par certains. Notre univers impitoyable s’attache à suivre, sur le mode d’une comédie grinçante, l’itinéraire d’un couple d’avocats d’affaires envisageant deux scénarios parallèles possibles jusque dans leurs ultimes conséquences : dans un cas, c’est la femme (Alice Taglioni classe mannequin) qui reçoit la promotion au poste de directrice associée, dans l’autre, c’est l’homme (Jocelyn Quivrin). A défaut d’une grande œuvre, un pamphlet de l’anti-sarkozysme, plaisant et cynique.

L’un contre l’autre, de Jan Bonny, est un film curieux et intéressant issu du nouveau cinéma allemand. Localisée géographiquement dans la Ruhr, l’histoire nous entraîne dans la vie d’un couple pas comme les autres, où la femme bat (tabasse !) l’homme. Pourtant, à l’encontre des préjugés et des idées toutes faites, on voit comment l’homme, policier courageux et consciencieux (presque trop…), sauve la vie d’un de ses collègues. Mais le spectateur perçoit vite que quelque chose cloche : fond de lâcheté ou blocage psychologique, le brave homme rechigne à assumer responsabilités conjugales, familiales ou professionnelles. Tout en proposant à ses enfants d’être leur porte-parole, il n’ose pas avouer à sa femme que le fils veut quitter sa fac de droit pour entrer en apprentissage. Il n’ose pas non plus endosser la promotion qui lui est proposée au poste de commissaire, et préfère se faire le promoteur du collègue qu’il a sauvé, un imbécile qui a décidé que le poste de commissaire, eh bien, c’était pour lui. Et puis, quel que soit le sujet, le bonhomme commente mollement : « Das ist doch kein Drama ! », ce n’est quand même pas un drame… Du côté de madame, on perçoit aussi quelques ébréchures : institutrice, elle n’est pas très heureuse, elle finit par sangloter toute seule dans son bien triste appartement. Pour enfoncer le clou, ajoutons que le couple est sous la coupe des beaux-parents maternels, qui habitent dans un supérieur confort petit-bourgeois et regardent de haut fille et gendre, infantilisés dans des rapports d’argent qui se prête et qui n’est pas assez promptement remboursé. Un beau jour, donc, madame craque et cogne le mari. Chose étonnante, le mari laisse faire et ne bronche pas. Il faut voir comment sa femme lui tend des perches, le provoque à réagir en le trompant sous ses yeux avec son collègue de la police, sur le canapé familial. Pendant que l’adultère a lieu en direct, le mari mange sa soupe de son air continûment morne. Enfin, sous les yeux effarés du collègue, la chère et tendre s’empare des objets les plus improbables et le cogne, au point de l’envoyer aux urgences. Malaise d’une fenêtre ouverte sur l’intimité de rapports humains perturbés et malgré tout criants de vérité ; on croirait un documentaire, à dix mille lieues cependant de la télé-réalité voyeuriste de TF1 ou de M6.

Pour l’anecdote sympathique, il était assez piquant de visionner Bienvenue chez les Ch’tis dans une salle marseillaise, avec un public sudiste s’amusant des oppositions entre Nord et Sud, avec des acclamations bruyantes et en mastiquant force pop-corns. J’ai lu que certains critiques s’émouvaient des clichés charriés par le film, et du lissage du réel relatif au monde du travail décrit par l’œuvre. J’ai trouvé pour ma part que Dany Boon utilisait assez habilement les clichés, les manipulait et les retournait pour en faire ressortir l’aspect grotesque. Toutefois, cela reste assez inoffensif et bon enfant. Nous ne sommes ni chez Lubitsch, pour la fameuse et délicate « touch », ni chez Billy Wilder, pour l’ironie et la subversion. Doux pied-de-nez au « travailler plus pour gagner plus », il ne donne jamais le coup de pied dans la fourmilière des valeurs dominantes de l’époque au sens où le génial Billy aurait pu le faire. A défaut, il nous fait sourire et nous redonne gentiment envie de collectif contre l’individualisme gagneur et dominant.

Finissons par l’ovni A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson. Soit les aventures ferroviaires et décalées de trois frères se retrouvant dans une sorte d’Orient Express à travers une Inde de pacotille ou de BD, sur fond de bandes originales de films de Satyajit Ray et d’improbables morceaux des sixties au mieux dans leur éternel état second. Le prétexte de ces retrouvailles familiales avec un air de « ceux qui m’aiment prendront le train » est une quête spirituelle sans autre fin ni objet que de recoller des morceaux. Où l’on retrouve les préoccupations anciennes de l’auteur Wes Anderson : la famille, ses névroses, ses fêlures… Mais aussi le tissage inextricable de l’aventure et de la mélancolie, le sens du détail incongru (la ceinture que l’un des frères souhaite léguer à l’autre, les onze valises parsemées de détails graphiques délirants, le majordome hindou, le cobra…), la palette de couleurs chatoyantes (magnifiques pérégrinations que l’on imagine en technicolor !), la capacité à l’enchantement alors que le contexte est précisément désenchanté, la loufoquerie des situations qui ne fait jamais perdre leur spleen à des personnages fêlés… Parsemée de références cinéphiliques (dont des clins d’œil à de vieux films faisant leur miel des aventures exotiques au pays de Gandhi tel l’antique Lancier du Bengale), cette œuvre difficilement classable m’évoque un Tour du Monde en 80 Jours en train de dérailler dans lequel un Phileas Fogg dépressif déciderait sur un curieux coup de tête de ne faire qu’un grand tour des Indes - et même deux ou trois s’il le faut ! Impossible à raconter, ce film désinvolte est le voyage en soi ; et le spectateur n’y a d’autre choix que d’accepter de se perdre avec son train dans le no man’s land indien, comme on s’égare dans un rêve. Avec pour ultime récompense, le plaisir cinéphile d’avoir fait un grand tour et d’avoir croisé en route une des plus belles Indiennes de cinéma. Si ce darjeeling est votre tasse de thé, il ne faut pas hésiter à reprendre de la citronnette !

Le tour de passe-passe d’Edouard Baer à la Fnac


Régulièrement, comme vous le savez tous, la Fnac organise donc ses petites rencontres promotionnelles, avec réalisateurs, acteurs et autres artistes, autour d’un spectacle, de la sortie d’un film, etc. Le 18 avril, à l’occasion de la sortie du dernier film de Tonie Marshall, Passe-Passe, la Fnac Marseille (Centre Bourse) recevait la réalisatrice et ce drôle d’Edouard Baer, qui n’en est pas moins extraordinairement drôle. Egalement actrice du film et invitée à la sauterie promotionnelle, l’impériale Nathalie Baye n’a finalement pu se déplacer. Que dire, si ce n’est que ce fut un mic-mac énorme, en raison surtout de la présence du drôle Edouard, avec une salle de badauds remplie à exploser, une sorte de foire d’empoigne. Très promotionnelle, très convenue. Décevant en comparaison de la finesse et de la qualité de l’échange qui s’était tenu avec Robert Guédiguian quelques mois auparavant dans les mêmes locaux. Heureusement, Edouard Baer faisait du (bon) Edouard Baer, exceptionnel chauffeur et animateur de salle. Mais il était évident qu’une partie du public – beaucoup de femmes - s’était déplacée pour observer de très près l’amuseur et qu’on s’attendait à ce qu’il amusât. Paradoxe de cette promotion : cela a gentiment éclipsé l’univers de Tonie, qui donnait l’impression d’être un peu la camériste de l’humoriste. Je n’ai personnellement retenu que les facéties décalées d’Edouard, cela donnait même envie de l’inviter le soir même pour animer un jovial dîner entre amis. Joli tour de passe-passe, en quelque sorte.

dimanche 11 mai 2008

Pourquoi tant de silence ?

Oui, pourquoi ce silence de deux mois et des poussières pour ceux et celles qui prendraient le temps d'aller traîner sur ce blog ? Eh bien, il y a eu la naissance de notre fils, Julien, le 24 février 2008. Comme tout un chacun peut s'y attendre, le petit nous a bien occupés. Le temps pour donner des nouvelles, la littérature, le cinéma, les loisirs en général et les débats sur les expériences culturelles : tout cela a perdu du terrain !

Mais promis, avec les nuits qui s'allongent, et les couches moins sales, je vais m'y réatteler prochainement, je vais essayer d'être discipliné et, qui sait, livrer quelques nouvelles intéressantes et si possible croustillantes.

jeudi 14 février 2008

Robert et tous ses amours


Samedi 26 janvier était organisée à la Fnac Marseille une rencontre avec le cinéaste (marseillais) Robert Guédiguian. La biographie qui vient de lui être consacré, Conversation avec Robert Guédiguian, par Isabelle Danel, fournissait le cadre et l’occasion de cette rencontre. Très affable, et même très sympathique, « avé l’assent », le cinéaste a évoqué Marseille, son travail, ses comédiens, ses engagements, etc. On a d’abord appris que son prochain film, Lady Jane (qui évoque une chanson des Rolling Stones des années soixante, a noté l’intervieweuse, et c’est d’ailleurs à cette époque que se situe l’histoire), est une incursion dans un nouveau genre, « le polar noir ». L’occasion d’une allusion – discrète – à notre actualité lorsque Guédiguian a évoqué « l’époque de confusion actuelle ». Il a évidemment été question de ses engagements, qu’il a résumés en se disant concerné par le sort d’autrui : « Il y a des gens qui ne veulent pas se mêler de la vie des autres, c’est leur droit, je ne le leur reproche pas, a-t-il dit, mais moi, j’ai envie de m’en mêler, je me sens concerné quand il se passe quelque chose ». Quid de la récurrence des mêmes comédiens de film en film ? Pour Guédiguian, l’appel à la même équipe d’acteurs dans tous ses films - Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin – est imputable à l’alchimie relationnelle particulière entre ces acteurs. Pour le cinéaste, il se passe en effet toujours quelque chose entre eux : « La scène peut être mal écrite, les dialogues n’avoir aucun intérêt, la relation entre ces acteurs est telle qu’il se passe toujours quelque chose, et c’est ça qui m’intéresse ». Une personne dans le public lui a demandé s’il filmait Marseille pour faire de la publicité à la ville ? Non, Guédiguian ne filme pas Marseille pour faire de la publicité, il la filme d’ailleurs parfois sans fards (La ville est tranquille), mais pour lui, citant le socialiste allemand August Bebel, « il vaut mieux parler en mal d’une chose que de ne pas en parler du tout ». En conclusion de cet échange intelligent et chaleureux, Guédiguian a résumé sa vision de l’identité, notion actuellement à la mode (… Hortefeux), lui qui se définit tout à la fois comme marseillais, français, arménien, communiste, etc. : « Je pense que c’est mieux d’avoir plusieurs identités et de ne pas être réduit à une seule ».

dimanche 27 janvier 2008

Le ciné en hiver... certains l’aiment chaud !

En décembre et en janvier, il y a eu encore du cinéma, et je vais essayer de vous résumer un peu tout cela.

Il faut savoir qu’un des films les plus palpitants de ces dernières semaines est certainement An American Gangster de Ridley Scott. Presque « à l’ancienne », ce film retrace assez sobrement, mais de façon très captivante, l’ascension et la chute d’un gangster afro-américain, par ailleurs très bon père de famille, qui importait de l’héroïne en pleine guerre du Vietnam. La reconstitution du New York des années 70 est remarquable sur fond d’excellente bande-son « soul », et le film est porté par des comédiens excellents et investis (Denzel Washington dans le rôle du parrain black qui ne cille jamais et qui recherche la discrétion absolue, Russel Crowe en flic intègre et acharné qui se met à dos des équipes de police pourries jusqu’à la moëlle). Détail amusant (si j’ose dire) : le parrain black Denzel Washington est très dans l’air du temps ; il croit au travail, à l’intégrité, à la famille (quoique il n’hésite pas une seconde à aller dézinguer un type entre deux discours bien sentis sur les valeurs). Façon intéressante et définitive de montrer, si l’on en doutait, que la mafia est un univers très conservateur, et que la défense des valeurs traditionnelles n’est pas forcément contradictoire avec la prééminence d’intérêts qui piétinent les gêneurs… Bref, société parallèle, les gens de la mafia relaient le discours des politiques officiels. Ce n’est pas forcément très rassurant, mais cela n’empêche pas de passer un très, très bon moment avec ce film d’un très grand artisan.

Elizabeth l’âge d’or est le prétexte à voir représentée au cinéma une période peu connue : l’époque élisabethaine (la fin du 16e siècle anglais). Et donc, c’est l’occasion de voir l’Invincible Armada espagnole attaquer, et de constater que Cate Blanchett reste digne, voire excellente, en toutes circonstances. Cela fait peu… Pour le reste, pas plus désagréable qu’un feuilleton ayant pour héros Lassie ou Rintintin, une œuvre hagiographique (le réalisateur est manifestement tombé amoureux de sa reine !) et caricaturale (l’Angleterre protestante donne l’impression d’être le paradis de la tolérance, l’Espagne catholique le summum de la folie fanatique) qui risque d’induire en erreur quiconque n’a jamais rien lu sur une époque présentant des situations et des enjeux tout de même un peu plus contrastés.

Beaucoup plus intéressants et plus consistants, on s’en doute, sont La visite de la fanfare et California Dreamin', qui présentent des situations parallèles, à savoir : des individus égarés dans un lieu improbable (une fanfare égyptienne dans un bled israélien pour le premier, un convoi américain de l’OTAN bloqué dans un village roumain pour le second). Humaniste, émouvant, La visite de la fanfare fait passer un message de tolérance bourré de charme et de moments poétiques à la Tati. Sans doute une utopie, mais de ces utopies utiles qui aident à envisager un avenir au-delà de la guerre. Avec un casting incroyablement juste au service de cette belle histoire, et notamment le superbe duo de Ronit Elkabetz (Dina) et de Sasson Gabai (Tewfiq). A ne pas manquer !

Œuvre posthume de Cristian Nemescu, cinéaste apparemment très doué et hélas prématurément décédé, California Dreamin’ montre comment un convoi ferroviaire transportant des militaires de l’OTAN en route pour les Balkans en 1999 est bloqué par le chef de gare d’un coin perdu. Film à la fois drôle et pathétique, il raconte l’entêtement absurde du chef de gare, nous montre le grand bazar de la société roumaine post-communiste, et nous donne un point de vue sur la politique étrangère américaine, capable de déclencher des guerres civiles, grandes ou petites, partout où elle intervient. Et c’est un peu le schéma de La visite de la fanfare, sauf que c’est la visite de l’OTAN !

Le nouveau Ken Loach est une nouvelle radiographie sociale, avec une histoire d’esclaves recrutés dans les pays de l’Est pour travailler en Angleterre en qualité d’intérimaires – déclarés, pas déclarés, ça dépend, ça dépasse !–, et une formidable actrice incarnant le personnage central, l’ancienne exploitée devenue exploiteuse (belle ambivalence de ce beau personnage qui permet au film d’éviter une empathie sinon immédiate). Et comme souvent chez Ken Loach, la vérité des comédiens, l’aspect « documentaire » (parce que rigoureusement documenté), l’intensité du jeu. Tout cela donne un grand film politique sur le cynisme du « travailler plus pour gagner plus » et sur la flexibilité de nos sociétés occidentales. Il démonte aussi ce mensonge du libéralisme qui consiste à dire que tout le monde peut accéder en haut de la pyramide ; sauf que, par définition, une pyramide n’ayant qu’un seul sommet, certains doivent servir de chair à pâté… Comment ça, It's a Free World ? Incroyablement d’actualité.

Enfin, certains l’aiment chaud, le ciné de l’hiver, avec cette très prenante et très brûlante histoire d’infiltrée : je veux parler de Lust, Caution de Ang Lee. L’infiltrée, c’est une jeune femme, Wong (jouée par Tang Wei, nouvelle venue au cinéma), qui devient la maîtresse d’un chef de police passé au service de l’occupant japonais dans la Chine des années 40, monsieur Yee (l’extraordinaire Tony Leung de retour de In the Mood for Love). Jeu de masques, jeu de dupes, jeu de mains et jeu de vilains, jeu tout court (le mah-jong chinois et le théâtre) : ce film à gros budget nous montre comment, dans un Shanghaï incroyablement reconstitué, la ravissante créature, membre d’un réseau de résistants essayant d’abattre le traître, entame une relation en eaux troubles, dissimule et simule jusqu’au moment forcément fatal… Les sentiments l’emporteront-ils sur la raison dans cette romance d’espionnage ? A vous de le découvrir sur le plus grand écran possible, mais attention, ce romanesque Lotus Bleu est brûlant : In the Mood For Love, certes, mais jamais sans mon fouet ! Enfin, sachez qu’une star est née, avec cette émouvante Tang Wei capable de changer de comportement avec une grande aisance et dont Libé écrivait récemment qu’elle faisait presque passer Gong Li pour un cageot – un comble !