Après quelques mois d’interruption de la tenue de ce blog, je vais tenter de reprendre ces petites chroniques de cinéma, car Florence et moi avons vu quelques films qui méritent d’être débattus.
Lady Jane, le dernier film de Robert Guédiguian, est à notre avis un très, très beau film. Pour résumer, il s’agit de l’histoire d’un ancien gang de postiches ayant pillé les bijouteries dans les années 70 qui se reconstitue, si l’on ose dire, à la faveur de l’enlèvement de l’enfant du personnage incarné par Ariane Ascaride. Utilisant les codes du film noir mais présentant des aspects contemplatifs, cette œuvre intéressante, en balade désillusionnée entre Marseille et Aix, secoue, émeut, et nous interroge : sur la perte des illusions, sur le comment du pourquoi les utopies d’une époque ont pu permettre l’avènement d’un monde grinçant où argent et violence font tellement bon ménage, sur la dilution du lien social et l’émergence du chacun pour soi, sur la vengeance... Plus que d’être uniquement un thriller, c’est donc une œuvre parlant des préoccupations de Guédiguian (qui peuvent être tout à fait les nôtres). Nous avons trouvé les acteurs habituels de Guédiguian magnifiques. Une mention spéciale à Ariane Ascaride, qui exprime merveilleusement une douleur indicible, et on la comprend, dans le contexte de cette histoire vraiment terrifiante. Pourtant, pourtant, Guédiguian ouvre une fenêtre, laisse entrer un peu d’air frais dans cette atmosphère de pourrissement général, en finissant sur un très beau proverbe arménien que je préfère laisser découvrir à qui n’aurait pas encore vu le film. Film noir, film frais aussi où souffle un humanisme qui tente de balayer le cynisme usuel.
No Country for Old Men laissera sans doute des traces durables dans la mémoire des cinéphiles. Florence n’a pas voulu le voir, pensant que ce serait très violent. Effectivement, ça l’est. Sauf que cette violence extrême dégoupillée par les deux frères est, comme leur cinéma nous y a habitués, désamorcés par un humour distancié, formidablement vache. Humour très, très noir. Le mettre en rapport avec Lady Jane, autre film noir, nous amène à faire ce constat étrange : des cinéastes contemporains n’ayant rien à voir les uns avec les autres avec des univers mentaux et géographiques propres – Robert Guédiguian versus les frères Coen -, nous parlent d’un monde où, soudainement, il ne fait plus bon vivre. S’il n’est pas tout bonnement invivable. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est nous-mêmes qui succombons à de viles tentations (se venger, s’enrichir, etc.), semblent nous dire ces cinéastes fondamentalement différents et éloignés. Chez les frères Coen, c’est le monde ancien aussi qui tombe. Et voici que la drogue et son argent, tout à leur démesure, envahissent de façon brutale des espaces superbement filmés, tel un Attila après qui l’herbe (!) ne repousse plus. Décimés les uns après les autres par un Javier Bardem absurdement invincible, véritable Terminator trafiquant en service commandé (sa mission : récupérer le sale argent indûment chapardé par un drôle), les hommes tombent comme des mouches. C’est horriblement amusant. Car Javier Bardem, dont le personnage à la coiffure de Beatle benêt porte un nom à la fois inconnu, imprononçable et incongru (Anton Chigurh), joue la vie des autres à pile ou face. C’est un véritable pince-sans-rire de l’assassinat, sacré lui ! Pour ma part, je me rappellerai toujours, dans un mélange inextricable d’horreur et d’amusement, cette scène où, tout manchot qu’il est puisque menotté (mais pas benêt), Anton Chigurh, donc, assassine le shérif qui le retient prisonnier. Pendant que le bêtat policier téléphone sans prêter attention à ce qui se passe dans son dos, Chigurh s’approche de lui à pas de loups (normal, ici, l’homme est authentiquement un loup pour l’homme, comme aurait dit le philosophe…), lui entoure le cou de ses mains menottées, puis l’étrangle férocement. Etrangler est un bien grand mot, presque trop poli, pour qui veut décrire une telle mise à mort : l’autre se débat, les menottes l’étranglent et le décapitent en même temps, le sang gicle de la blessure en petite saccades rouges… Pendant ce temps, Chigurh souffle, siffle et crache tel un volatile, oui, tel un de ces gros aras d’Amazonie qui battent des ailes lorsqu’ils sont excités par la peur. En dépit des horreurs montrées à l’écran, c’est du plus bel effet comique, je vous le garantis. Sauf qu’ici, on tue comme on respire. Et ceux qui ne tuent pas ne respirent plus.
Sur le modèle du « grand roman américain » que fantasmait un écrivain comme Hemingway, la presse a récemment souvent dit du récemment sorti There will be blood de Paul Thomas Anderson que c’était « le grand film américain ». Cette fresque de 2 h 38 décrit comment un petit mineur incarné par Daniel Day-Lewis (incarnation superlative !) devient un impitoyable magnat du pétrole. L’esprit d’un pays est saisi, avec une analyse admirable et un sens de l’interprétation remarquable : la cupidité, l’argent, la bigoterie (réelle ou jouée comme au théâtre), une misanthropie et un individualisme maladifs animent ce monument aux dimensions presque de la terre états-unienne. Happé dès les premières minutes de cette longue fresque qui n’est jamais trop longue, on voit Dieu et l’argent y présider à la naissance d’une nation dans la crasse de l’or noir. Cette toile évidemment noire comme son pétrole met en scène un personnage principal extraordinaire, bonimenteur, manipulateur, qui se sert du petit garçon qu’il recueille pour arracher leur terre – avec son riche sous-sol ! – à de braves petits exploitants crédules. Et on ne peut s’empêcher de penser à un Citizen Kane au pays de l’or noir. Du sang, effectivement il y en a, c’est celui des autres. Quant à l’argent, on constatera qu’il est loin de faire le bonheur du magnat qui, tel le citoyen Kane d’Orson Welles, s’emmure dans une solitude paranoïaque. Pourra-t-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit de la grande parabole d’un capitalisme tout-puissant et prédateur ?
Toujours dans la catégorie « notre univers impitoyable », nous étions allés voir il y a quelques mois La Fabrique des Sentiments de Jean-Marc Moutout et… Notre Univers Impitoyable de Léa Fazer. Le premier est une comédie sur le speed dating, ou l’amour réduit à un simple et rapide entretien d’embauche… Soit un film sociologique qui n’est pas désagréable, quoique pas totalement convaincant, mais dont l’avantage est de montrer assez finement, et parfois drôlement, comment les lois du libéralisme ont colonisé les rapports humains, avec toute l’artificialité des relations entre les individus, et l’ultra moderne solitude chantée par certains. Notre univers impitoyable s’attache à suivre, sur le mode d’une comédie grinçante, l’itinéraire d’un couple d’avocats d’affaires envisageant deux scénarios parallèles possibles jusque dans leurs ultimes conséquences : dans un cas, c’est la femme (Alice Taglioni classe mannequin) qui reçoit la promotion au poste de directrice associée, dans l’autre, c’est l’homme (Jocelyn Quivrin). A défaut d’une grande œuvre, un pamphlet de l’anti-sarkozysme, plaisant et cynique.
L’un contre l’autre, de Jan Bonny, est un film curieux et intéressant issu du nouveau cinéma allemand. Localisée géographiquement dans la Ruhr, l’histoire nous entraîne dans la vie d’un couple pas comme les autres, où la femme bat (tabasse !) l’homme. Pourtant, à l’encontre des préjugés et des idées toutes faites, on voit comment l’homme, policier courageux et consciencieux (presque trop…), sauve la vie d’un de ses collègues. Mais le spectateur perçoit vite que quelque chose cloche : fond de lâcheté ou blocage psychologique, le brave homme rechigne à assumer responsabilités conjugales, familiales ou professionnelles. Tout en proposant à ses enfants d’être leur porte-parole, il n’ose pas avouer à sa femme que le fils veut quitter sa fac de droit pour entrer en apprentissage. Il n’ose pas non plus endosser la promotion qui lui est proposée au poste de commissaire, et préfère se faire le promoteur du collègue qu’il a sauvé, un imbécile qui a décidé que le poste de commissaire, eh bien, c’était pour lui. Et puis, quel que soit le sujet, le bonhomme commente mollement : « Das ist doch kein Drama ! », ce n’est quand même pas un drame… Du côté de madame, on perçoit aussi quelques ébréchures : institutrice, elle n’est pas très heureuse, elle finit par sangloter toute seule dans son bien triste appartement. Pour enfoncer le clou, ajoutons que le couple est sous la coupe des beaux-parents maternels, qui habitent dans un supérieur confort petit-bourgeois et regardent de haut fille et gendre, infantilisés dans des rapports d’argent qui se prête et qui n’est pas assez promptement remboursé. Un beau jour, donc, madame craque et cogne le mari. Chose étonnante, le mari laisse faire et ne bronche pas. Il faut voir comment sa femme lui tend des perches, le provoque à réagir en le trompant sous ses yeux avec son collègue de la police, sur le canapé familial. Pendant que l’adultère a lieu en direct, le mari mange sa soupe de son air continûment morne. Enfin, sous les yeux effarés du collègue, la chère et tendre s’empare des objets les plus improbables et le cogne, au point de l’envoyer aux urgences. Malaise d’une fenêtre ouverte sur l’intimité de rapports humains perturbés et malgré tout criants de vérité ; on croirait un documentaire, à dix mille lieues cependant de la télé-réalité voyeuriste de TF1 ou de M6.
Pour l’anecdote sympathique, il était assez piquant de visionner Bienvenue chez les Ch’tis dans une salle marseillaise, avec un public sudiste s’amusant des oppositions entre Nord et Sud, avec des acclamations bruyantes et en mastiquant force pop-corns. J’ai lu que certains critiques s’émouvaient des clichés charriés par le film, et du lissage du réel relatif au monde du travail décrit par l’œuvre. J’ai trouvé pour ma part que Dany Boon utilisait assez habilement les clichés, les manipulait et les retournait pour en faire ressortir l’aspect grotesque. Toutefois, cela reste assez inoffensif et bon enfant. Nous ne sommes ni chez Lubitsch, pour la fameuse et délicate « touch », ni chez Billy Wilder, pour l’ironie et la subversion. Doux pied-de-nez au « travailler plus pour gagner plus », il ne donne jamais le coup de pied dans la fourmilière des valeurs dominantes de l’époque au sens où le génial Billy aurait pu le faire. A défaut, il nous fait sourire et nous redonne gentiment envie de collectif contre l’individualisme gagneur et dominant.
Finissons par l’ovni A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson. Soit les aventures ferroviaires et décalées de trois frères se retrouvant dans une sorte d’Orient Express à travers une Inde de pacotille ou de BD, sur fond de bandes originales de films de Satyajit Ray et d’improbables morceaux des sixties au mieux dans leur éternel état second. Le prétexte de ces retrouvailles familiales avec un air de « ceux qui m’aiment prendront le train » est une quête spirituelle sans autre fin ni objet que de recoller des morceaux. Où l’on retrouve les préoccupations anciennes de l’auteur Wes Anderson : la famille, ses névroses, ses fêlures… Mais aussi le tissage inextricable de l’aventure et de la mélancolie, le sens du détail incongru (la ceinture que l’un des frères souhaite léguer à l’autre, les onze valises parsemées de détails graphiques délirants, le majordome hindou, le cobra…), la palette de couleurs chatoyantes (magnifiques pérégrinations que l’on imagine en technicolor !), la capacité à l’enchantement alors que le contexte est précisément désenchanté, la loufoquerie des situations qui ne fait jamais perdre leur spleen à des personnages fêlés… Parsemée de références cinéphiliques (dont des clins d’œil à de vieux films faisant leur miel des aventures exotiques au pays de Gandhi tel l’antique Lancier du Bengale), cette œuvre difficilement classable m’évoque un Tour du Monde en 80 Jours en train de dérailler dans lequel un Phileas Fogg dépressif déciderait sur un curieux coup de tête de ne faire qu’un grand tour des Indes - et même deux ou trois s’il le faut ! Impossible à raconter, ce film désinvolte est le voyage en soi ; et le spectateur n’y a d’autre choix que d’accepter de se perdre avec son train dans le no man’s land indien, comme on s’égare dans un rêve. Avec pour ultime récompense, le plaisir cinéphile d’avoir fait un grand tour et d’avoir croisé en route une des plus belles Indiennes de cinéma. Si ce darjeeling est votre tasse de thé, il ne faut pas hésiter à reprendre de la citronnette !
Lady Jane, le dernier film de Robert Guédiguian, est à notre avis un très, très beau film. Pour résumer, il s’agit de l’histoire d’un ancien gang de postiches ayant pillé les bijouteries dans les années 70 qui se reconstitue, si l’on ose dire, à la faveur de l’enlèvement de l’enfant du personnage incarné par Ariane Ascaride. Utilisant les codes du film noir mais présentant des aspects contemplatifs, cette œuvre intéressante, en balade désillusionnée entre Marseille et Aix, secoue, émeut, et nous interroge : sur la perte des illusions, sur le comment du pourquoi les utopies d’une époque ont pu permettre l’avènement d’un monde grinçant où argent et violence font tellement bon ménage, sur la dilution du lien social et l’émergence du chacun pour soi, sur la vengeance... Plus que d’être uniquement un thriller, c’est donc une œuvre parlant des préoccupations de Guédiguian (qui peuvent être tout à fait les nôtres). Nous avons trouvé les acteurs habituels de Guédiguian magnifiques. Une mention spéciale à Ariane Ascaride, qui exprime merveilleusement une douleur indicible, et on la comprend, dans le contexte de cette histoire vraiment terrifiante. Pourtant, pourtant, Guédiguian ouvre une fenêtre, laisse entrer un peu d’air frais dans cette atmosphère de pourrissement général, en finissant sur un très beau proverbe arménien que je préfère laisser découvrir à qui n’aurait pas encore vu le film. Film noir, film frais aussi où souffle un humanisme qui tente de balayer le cynisme usuel.
No Country for Old Men laissera sans doute des traces durables dans la mémoire des cinéphiles. Florence n’a pas voulu le voir, pensant que ce serait très violent. Effectivement, ça l’est. Sauf que cette violence extrême dégoupillée par les deux frères est, comme leur cinéma nous y a habitués, désamorcés par un humour distancié, formidablement vache. Humour très, très noir. Le mettre en rapport avec Lady Jane, autre film noir, nous amène à faire ce constat étrange : des cinéastes contemporains n’ayant rien à voir les uns avec les autres avec des univers mentaux et géographiques propres – Robert Guédiguian versus les frères Coen -, nous parlent d’un monde où, soudainement, il ne fait plus bon vivre. S’il n’est pas tout bonnement invivable. L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est nous-mêmes qui succombons à de viles tentations (se venger, s’enrichir, etc.), semblent nous dire ces cinéastes fondamentalement différents et éloignés. Chez les frères Coen, c’est le monde ancien aussi qui tombe. Et voici que la drogue et son argent, tout à leur démesure, envahissent de façon brutale des espaces superbement filmés, tel un Attila après qui l’herbe (!) ne repousse plus. Décimés les uns après les autres par un Javier Bardem absurdement invincible, véritable Terminator trafiquant en service commandé (sa mission : récupérer le sale argent indûment chapardé par un drôle), les hommes tombent comme des mouches. C’est horriblement amusant. Car Javier Bardem, dont le personnage à la coiffure de Beatle benêt porte un nom à la fois inconnu, imprononçable et incongru (Anton Chigurh), joue la vie des autres à pile ou face. C’est un véritable pince-sans-rire de l’assassinat, sacré lui ! Pour ma part, je me rappellerai toujours, dans un mélange inextricable d’horreur et d’amusement, cette scène où, tout manchot qu’il est puisque menotté (mais pas benêt), Anton Chigurh, donc, assassine le shérif qui le retient prisonnier. Pendant que le bêtat policier téléphone sans prêter attention à ce qui se passe dans son dos, Chigurh s’approche de lui à pas de loups (normal, ici, l’homme est authentiquement un loup pour l’homme, comme aurait dit le philosophe…), lui entoure le cou de ses mains menottées, puis l’étrangle férocement. Etrangler est un bien grand mot, presque trop poli, pour qui veut décrire une telle mise à mort : l’autre se débat, les menottes l’étranglent et le décapitent en même temps, le sang gicle de la blessure en petite saccades rouges… Pendant ce temps, Chigurh souffle, siffle et crache tel un volatile, oui, tel un de ces gros aras d’Amazonie qui battent des ailes lorsqu’ils sont excités par la peur. En dépit des horreurs montrées à l’écran, c’est du plus bel effet comique, je vous le garantis. Sauf qu’ici, on tue comme on respire. Et ceux qui ne tuent pas ne respirent plus.
Sur le modèle du « grand roman américain » que fantasmait un écrivain comme Hemingway, la presse a récemment souvent dit du récemment sorti There will be blood de Paul Thomas Anderson que c’était « le grand film américain ». Cette fresque de 2 h 38 décrit comment un petit mineur incarné par Daniel Day-Lewis (incarnation superlative !) devient un impitoyable magnat du pétrole. L’esprit d’un pays est saisi, avec une analyse admirable et un sens de l’interprétation remarquable : la cupidité, l’argent, la bigoterie (réelle ou jouée comme au théâtre), une misanthropie et un individualisme maladifs animent ce monument aux dimensions presque de la terre états-unienne. Happé dès les premières minutes de cette longue fresque qui n’est jamais trop longue, on voit Dieu et l’argent y présider à la naissance d’une nation dans la crasse de l’or noir. Cette toile évidemment noire comme son pétrole met en scène un personnage principal extraordinaire, bonimenteur, manipulateur, qui se sert du petit garçon qu’il recueille pour arracher leur terre – avec son riche sous-sol ! – à de braves petits exploitants crédules. Et on ne peut s’empêcher de penser à un Citizen Kane au pays de l’or noir. Du sang, effectivement il y en a, c’est celui des autres. Quant à l’argent, on constatera qu’il est loin de faire le bonheur du magnat qui, tel le citoyen Kane d’Orson Welles, s’emmure dans une solitude paranoïaque. Pourra-t-on aller jusqu’à dire qu’il s’agit de la grande parabole d’un capitalisme tout-puissant et prédateur ?
Toujours dans la catégorie « notre univers impitoyable », nous étions allés voir il y a quelques mois La Fabrique des Sentiments de Jean-Marc Moutout et… Notre Univers Impitoyable de Léa Fazer. Le premier est une comédie sur le speed dating, ou l’amour réduit à un simple et rapide entretien d’embauche… Soit un film sociologique qui n’est pas désagréable, quoique pas totalement convaincant, mais dont l’avantage est de montrer assez finement, et parfois drôlement, comment les lois du libéralisme ont colonisé les rapports humains, avec toute l’artificialité des relations entre les individus, et l’ultra moderne solitude chantée par certains. Notre univers impitoyable s’attache à suivre, sur le mode d’une comédie grinçante, l’itinéraire d’un couple d’avocats d’affaires envisageant deux scénarios parallèles possibles jusque dans leurs ultimes conséquences : dans un cas, c’est la femme (Alice Taglioni classe mannequin) qui reçoit la promotion au poste de directrice associée, dans l’autre, c’est l’homme (Jocelyn Quivrin). A défaut d’une grande œuvre, un pamphlet de l’anti-sarkozysme, plaisant et cynique.
L’un contre l’autre, de Jan Bonny, est un film curieux et intéressant issu du nouveau cinéma allemand. Localisée géographiquement dans la Ruhr, l’histoire nous entraîne dans la vie d’un couple pas comme les autres, où la femme bat (tabasse !) l’homme. Pourtant, à l’encontre des préjugés et des idées toutes faites, on voit comment l’homme, policier courageux et consciencieux (presque trop…), sauve la vie d’un de ses collègues. Mais le spectateur perçoit vite que quelque chose cloche : fond de lâcheté ou blocage psychologique, le brave homme rechigne à assumer responsabilités conjugales, familiales ou professionnelles. Tout en proposant à ses enfants d’être leur porte-parole, il n’ose pas avouer à sa femme que le fils veut quitter sa fac de droit pour entrer en apprentissage. Il n’ose pas non plus endosser la promotion qui lui est proposée au poste de commissaire, et préfère se faire le promoteur du collègue qu’il a sauvé, un imbécile qui a décidé que le poste de commissaire, eh bien, c’était pour lui. Et puis, quel que soit le sujet, le bonhomme commente mollement : « Das ist doch kein Drama ! », ce n’est quand même pas un drame… Du côté de madame, on perçoit aussi quelques ébréchures : institutrice, elle n’est pas très heureuse, elle finit par sangloter toute seule dans son bien triste appartement. Pour enfoncer le clou, ajoutons que le couple est sous la coupe des beaux-parents maternels, qui habitent dans un supérieur confort petit-bourgeois et regardent de haut fille et gendre, infantilisés dans des rapports d’argent qui se prête et qui n’est pas assez promptement remboursé. Un beau jour, donc, madame craque et cogne le mari. Chose étonnante, le mari laisse faire et ne bronche pas. Il faut voir comment sa femme lui tend des perches, le provoque à réagir en le trompant sous ses yeux avec son collègue de la police, sur le canapé familial. Pendant que l’adultère a lieu en direct, le mari mange sa soupe de son air continûment morne. Enfin, sous les yeux effarés du collègue, la chère et tendre s’empare des objets les plus improbables et le cogne, au point de l’envoyer aux urgences. Malaise d’une fenêtre ouverte sur l’intimité de rapports humains perturbés et malgré tout criants de vérité ; on croirait un documentaire, à dix mille lieues cependant de la télé-réalité voyeuriste de TF1 ou de M6.
Pour l’anecdote sympathique, il était assez piquant de visionner Bienvenue chez les Ch’tis dans une salle marseillaise, avec un public sudiste s’amusant des oppositions entre Nord et Sud, avec des acclamations bruyantes et en mastiquant force pop-corns. J’ai lu que certains critiques s’émouvaient des clichés charriés par le film, et du lissage du réel relatif au monde du travail décrit par l’œuvre. J’ai trouvé pour ma part que Dany Boon utilisait assez habilement les clichés, les manipulait et les retournait pour en faire ressortir l’aspect grotesque. Toutefois, cela reste assez inoffensif et bon enfant. Nous ne sommes ni chez Lubitsch, pour la fameuse et délicate « touch », ni chez Billy Wilder, pour l’ironie et la subversion. Doux pied-de-nez au « travailler plus pour gagner plus », il ne donne jamais le coup de pied dans la fourmilière des valeurs dominantes de l’époque au sens où le génial Billy aurait pu le faire. A défaut, il nous fait sourire et nous redonne gentiment envie de collectif contre l’individualisme gagneur et dominant.
Finissons par l’ovni A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson. Soit les aventures ferroviaires et décalées de trois frères se retrouvant dans une sorte d’Orient Express à travers une Inde de pacotille ou de BD, sur fond de bandes originales de films de Satyajit Ray et d’improbables morceaux des sixties au mieux dans leur éternel état second. Le prétexte de ces retrouvailles familiales avec un air de « ceux qui m’aiment prendront le train » est une quête spirituelle sans autre fin ni objet que de recoller des morceaux. Où l’on retrouve les préoccupations anciennes de l’auteur Wes Anderson : la famille, ses névroses, ses fêlures… Mais aussi le tissage inextricable de l’aventure et de la mélancolie, le sens du détail incongru (la ceinture que l’un des frères souhaite léguer à l’autre, les onze valises parsemées de détails graphiques délirants, le majordome hindou, le cobra…), la palette de couleurs chatoyantes (magnifiques pérégrinations que l’on imagine en technicolor !), la capacité à l’enchantement alors que le contexte est précisément désenchanté, la loufoquerie des situations qui ne fait jamais perdre leur spleen à des personnages fêlés… Parsemée de références cinéphiliques (dont des clins d’œil à de vieux films faisant leur miel des aventures exotiques au pays de Gandhi tel l’antique Lancier du Bengale), cette œuvre difficilement classable m’évoque un Tour du Monde en 80 Jours en train de dérailler dans lequel un Phileas Fogg dépressif déciderait sur un curieux coup de tête de ne faire qu’un grand tour des Indes - et même deux ou trois s’il le faut ! Impossible à raconter, ce film désinvolte est le voyage en soi ; et le spectateur n’y a d’autre choix que d’accepter de se perdre avec son train dans le no man’s land indien, comme on s’égare dans un rêve. Avec pour ultime récompense, le plaisir cinéphile d’avoir fait un grand tour et d’avoir croisé en route une des plus belles Indiennes de cinéma. Si ce darjeeling est votre tasse de thé, il ne faut pas hésiter à reprendre de la citronnette !
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