dimanche 18 novembre 2007

Vivent les passeurs !

Savez-vous qu’une palette de musiques populaires afro-occidentales que nous écoutons sur une période de cent ans au moins, comme le rock, le hip-hop, le jazz, le blues, doivent sans doute beaucoup à l’Orient ?
Je m’explique. A l’origine de cette belle et large palette musicale, l’on trouve bien sûr des créateurs noirs (du jazz new-orleans de Louis Armstrong au rap de Public Enemy en passant par le rock’n’roll de Chuck Berry) et blancs (du swing de Glenn Miller au rap des Beastie Boys en passant par le rock des Beatles et d’Elvis Presley). Soit pour schématiser la rencontre de l’Afrique (les musicologues estiment que les prémices du jazz et du blues sont issus des rythmes de l’Afrique de l’Ouest) et de l’Occident (qui met dans le panier de mariage ses instruments, ses valses, polkas et danses irlandaises, et dont les interprètes reprennent à leur compte des genres d’abord décriés par la bonne société blanche comme le jazz, le rythm’n’blues, le rock, le hip-hop…). Toutefois, le rôle des passeurs est essentiel, et c’est là que le rôle de l’Orient – au sens large- est essentiel. En effet, il est possible de postuler que des vulgarisateurs juifs, et parfois turcs ou grecs - c'étaient rarement des WASP (des blancs anglo-saxons protestants) - se sont chargés de traduire – de rendre audible, acceptable - pour le large public blanc (qui était d’abord américain, et d’abord ségrégationniste) des musiques qui nous paraissent aujourd’hui aller de soi : le jazz, le rock, le hip-hop… Même si c’est à grands traits, il nous faut rappeler le contexte (que l’on peut retrouver plus exhaustivement décrit et expliqué dans une multitude d’essais musicologiques consacrés à ces musiques populaires) : via ses pasteurs et ses associations de pères et mères de famille, l’Amérique blanche a d’abord dénigré les genres musicaux issus de sa minorité noire, la traitant très aimablement de « musique de nègre », de « musique du diable »… Puis, l’un après l’autre, les consommateurs blancs (souvent adolescents) et les musiciens blancs ont accepté ces nouveaux modes d’expression, ils ont fait gagner ou gagné eux-mêmes beaucoup d’argent grâce à eux. Petit à petit, on peut considérer que ces expressions musicales se sont embourgeoisées ; elles sont rentrées dans le rang : personne pour s’offusquer aujourd’hui d’un festival de jazz à Juan-les-Pins ou à Marciac, et le bon vieux rock est souvent jugé ringard par la jeunesse des années 2000 qui préfère des musiques plus électroniques…
Ce miracle d’intégration ou d’entrisme est donc imputable à des interprètes, adaptateurs et vulgarisateurs juifs - ou turcs – des musiques noires que l’on va ici passer en revue. Ce sera aussi l’occasion de tirer notre chapeau à ces individus d'exception.
Il y a George Gershwin, un immigré russe, qui crée la bande sonore idéalisée de l’Amérique : pensez à l’opéra Peorgy and Bess sur la vie des Afro-américains (qui comporte la fameuse aria Summertime ), à Rhapsody in Blue
Il y a Robert Zimmerman, dit Bob Dylan, qui mixe poésie surréaliste et musique traditionnelle (en gros : blues et chansons de palefreniers) et propose ainsi « la plus belle idéalisation du Mississipi Delta et la meilleure réinvention de la conquête de l’Ouest ». Highway 61 Revisited ou Blonde on Blonde, et quelques autres, ça vous marque un mélomane…
Il y a deux immigrants polonais Leonard et Phil Chess, qui, lorsqu’ils fondent Chess Records, créent l’un des plus cruciaux labels dans l’histoire du blues américain : leur sont en effet associées des signatures d’artistes aussi importantes que Willie Dixon, Sonny Boy Williamson, Etta James ou encore Muddy Waters, excusez du peu…
Il y a Blue Note, l’incontournable label de jazz créé en 1939 à New York par deux immigrants juifs allemands ayant fui Hitler : Alfred Lion et Francis Wolff. Ce label mythique, dont le nom provient de la « note bleue » caractéristique du jazz et du blues, a lui aussi fait date dans l’histoire de la musique afro-occidentale, aussi bien avec des pochettes inoubliables qu’en enregistrant presque tous les jazzmen importants de l’après-guerre (dans la période hard-bop, essentiellement) : Clifford Brown, Lou Donaldson, Dexter Gordon, Johnny Griffin, Herbie Hancock, Freddie Hubbard, Jay Jay Johnson, Thelonious Monk, Bud Powell, Max Roach ou Sonny Rollins…
Il y a le producteur Rick Rubin, associé aux aventures des labels Def Jam et Def American, et principalement connu pour son travail dans le milieu du rap et du heavy metal. Parmi ses faits d’armes, la fusion du rap et du hard rock en associant Run DMC et Aerosmith, le lancement d’artistes hip-hop tels Public Enemy, LL Cool J et Run DMC, l’accouchement de l’album révolutionnaire Blood Sugar Sex Magik des Red Hot Chili Peppers…
Autre personnage-clé, le mythique producteur des années 60, Phil Spector, inventeur du « mur du son » (« wall of sound » en anglais…) - une technique d’enregistrement en mono incluant violons, cuivres, guitares, batteries et percussions et produisant un son immédiatement reconnaissable -, et qui contribua à la carrière tout en forgeant l’identité sonore des Ronettes, Crystals et autres Righteous Brothers (cf les classiques Da-Doo-Ron-Ron, Be My Baby, Unchained Melody…) au point d’influencer profondément Beach Boys et Beatles.
On peut aussi évoquer le prolifique duo créatif constitué par Jerry Leiber et Mike Stoller, auteurs-compositeurs parmi les plus influents dans la musique populaire du 20e siècle. Auteurs de très nombreux classiques tels que Hound Dog, Jailhouse Rock, Ruby Baby, Stand by me, ou encore On Broadway, ils ont été interprétés et repris par des artistes de tous les horizons du blues et du rock : Elvis Presley, Big Maman Thornton, Ben E. King, les Beatles, Peggy Lee, Donald Fagen…
Et le merveilleux saxophoniste ténor Stan Getz, musicien issu du cool jazz qui s’approprie le Brésil et la bossa nova (le fameux titre The Girl from Ipanema, entre autres…), et qui se souviendra longtemps d’une enfance difficile : « Si vous vivez environné d’Irlandais et que vous êtes Juif, on doit vous casser la figure. »
Il y en aurait tant d’autres à citer : les membres du groupe de hard rock Blue Oyster Cult, les punks Ramones, le clarinettiste virtuose Benny Goodman qui popularisa le jazz noir auprès d’un auditoire essentiellement blanc, le chanteur Lou Reed gravitant dans l’orbite de la Factory d’Andy Warhol, Steely Dan façonnant le son californien, le pianiste de blues Johnny Otis…
Concluons sur un personnage emblématique assez admirable : Ahmet Ertegun, fils de l’ambassadeur de Turquie à New York et fondateur du label Atlantic en 1947, qui compte parmi les grandes maisons de disques. D’emblée, Atlantic s’est démarquée par sa capacité à ouvrir les frontières de la musique et à faire sauter les clivages raciaux, à mixer musique blanche et rythmes noirs. Le label et son patron passionné de jazz ont découvert, lancé et signé une pléïade d’artistes dans des genres qui couvrent un large spectre de la musique populaire : Ray Charles, Aretha Franklin, les Drifters, les Coasters, Dr John, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Cream, Yes, AC/DC…
Sans doute fallait-il en effet l’intervention de ces passeurs – producteurs, interprètes, compositeurs -, pour que ces musiques populaires remplissent leurs promesses littéraires, stylistiques, soniques et sociales – pour qu’elles sortent du ghetto.

S’il y a des amateurs pour pousser le bouchon de la découverte un peu plus loin, il existe quelques ouvrages instructifs et divertissants :
L’épopée du jazz T. 1 – Du blues au bop, de Franck Bergerot et Arnaud Merlin, Ed. Gallimard
L’épopée du jazz T. 2 – Au-delà du bop, de Franck Bergerot et Arnaud Merlin, Ed. Gallimard
Fuck de Laurent Chalumeau, Ed. Grasset
Free jazz Black power, de Philippe Carles et Jean-Louis Commoli, Folio
L’Odyssée du jazz de Noël Balen, Ed. Liana Levi
Le peuple du blues, de Leroi Jones, Folio

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