dimanche 18 novembre 2007

Vivent les passeurs !

Savez-vous qu’une palette de musiques populaires afro-occidentales que nous écoutons sur une période de cent ans au moins, comme le rock, le hip-hop, le jazz, le blues, doivent sans doute beaucoup à l’Orient ?
Je m’explique. A l’origine de cette belle et large palette musicale, l’on trouve bien sûr des créateurs noirs (du jazz new-orleans de Louis Armstrong au rap de Public Enemy en passant par le rock’n’roll de Chuck Berry) et blancs (du swing de Glenn Miller au rap des Beastie Boys en passant par le rock des Beatles et d’Elvis Presley). Soit pour schématiser la rencontre de l’Afrique (les musicologues estiment que les prémices du jazz et du blues sont issus des rythmes de l’Afrique de l’Ouest) et de l’Occident (qui met dans le panier de mariage ses instruments, ses valses, polkas et danses irlandaises, et dont les interprètes reprennent à leur compte des genres d’abord décriés par la bonne société blanche comme le jazz, le rythm’n’blues, le rock, le hip-hop…). Toutefois, le rôle des passeurs est essentiel, et c’est là que le rôle de l’Orient – au sens large- est essentiel. En effet, il est possible de postuler que des vulgarisateurs juifs, et parfois turcs ou grecs - c'étaient rarement des WASP (des blancs anglo-saxons protestants) - se sont chargés de traduire – de rendre audible, acceptable - pour le large public blanc (qui était d’abord américain, et d’abord ségrégationniste) des musiques qui nous paraissent aujourd’hui aller de soi : le jazz, le rock, le hip-hop… Même si c’est à grands traits, il nous faut rappeler le contexte (que l’on peut retrouver plus exhaustivement décrit et expliqué dans une multitude d’essais musicologiques consacrés à ces musiques populaires) : via ses pasteurs et ses associations de pères et mères de famille, l’Amérique blanche a d’abord dénigré les genres musicaux issus de sa minorité noire, la traitant très aimablement de « musique de nègre », de « musique du diable »… Puis, l’un après l’autre, les consommateurs blancs (souvent adolescents) et les musiciens blancs ont accepté ces nouveaux modes d’expression, ils ont fait gagner ou gagné eux-mêmes beaucoup d’argent grâce à eux. Petit à petit, on peut considérer que ces expressions musicales se sont embourgeoisées ; elles sont rentrées dans le rang : personne pour s’offusquer aujourd’hui d’un festival de jazz à Juan-les-Pins ou à Marciac, et le bon vieux rock est souvent jugé ringard par la jeunesse des années 2000 qui préfère des musiques plus électroniques…
Ce miracle d’intégration ou d’entrisme est donc imputable à des interprètes, adaptateurs et vulgarisateurs juifs - ou turcs – des musiques noires que l’on va ici passer en revue. Ce sera aussi l’occasion de tirer notre chapeau à ces individus d'exception.
Il y a George Gershwin, un immigré russe, qui crée la bande sonore idéalisée de l’Amérique : pensez à l’opéra Peorgy and Bess sur la vie des Afro-américains (qui comporte la fameuse aria Summertime ), à Rhapsody in Blue
Il y a Robert Zimmerman, dit Bob Dylan, qui mixe poésie surréaliste et musique traditionnelle (en gros : blues et chansons de palefreniers) et propose ainsi « la plus belle idéalisation du Mississipi Delta et la meilleure réinvention de la conquête de l’Ouest ». Highway 61 Revisited ou Blonde on Blonde, et quelques autres, ça vous marque un mélomane…
Il y a deux immigrants polonais Leonard et Phil Chess, qui, lorsqu’ils fondent Chess Records, créent l’un des plus cruciaux labels dans l’histoire du blues américain : leur sont en effet associées des signatures d’artistes aussi importantes que Willie Dixon, Sonny Boy Williamson, Etta James ou encore Muddy Waters, excusez du peu…
Il y a Blue Note, l’incontournable label de jazz créé en 1939 à New York par deux immigrants juifs allemands ayant fui Hitler : Alfred Lion et Francis Wolff. Ce label mythique, dont le nom provient de la « note bleue » caractéristique du jazz et du blues, a lui aussi fait date dans l’histoire de la musique afro-occidentale, aussi bien avec des pochettes inoubliables qu’en enregistrant presque tous les jazzmen importants de l’après-guerre (dans la période hard-bop, essentiellement) : Clifford Brown, Lou Donaldson, Dexter Gordon, Johnny Griffin, Herbie Hancock, Freddie Hubbard, Jay Jay Johnson, Thelonious Monk, Bud Powell, Max Roach ou Sonny Rollins…
Il y a le producteur Rick Rubin, associé aux aventures des labels Def Jam et Def American, et principalement connu pour son travail dans le milieu du rap et du heavy metal. Parmi ses faits d’armes, la fusion du rap et du hard rock en associant Run DMC et Aerosmith, le lancement d’artistes hip-hop tels Public Enemy, LL Cool J et Run DMC, l’accouchement de l’album révolutionnaire Blood Sugar Sex Magik des Red Hot Chili Peppers…
Autre personnage-clé, le mythique producteur des années 60, Phil Spector, inventeur du « mur du son » (« wall of sound » en anglais…) - une technique d’enregistrement en mono incluant violons, cuivres, guitares, batteries et percussions et produisant un son immédiatement reconnaissable -, et qui contribua à la carrière tout en forgeant l’identité sonore des Ronettes, Crystals et autres Righteous Brothers (cf les classiques Da-Doo-Ron-Ron, Be My Baby, Unchained Melody…) au point d’influencer profondément Beach Boys et Beatles.
On peut aussi évoquer le prolifique duo créatif constitué par Jerry Leiber et Mike Stoller, auteurs-compositeurs parmi les plus influents dans la musique populaire du 20e siècle. Auteurs de très nombreux classiques tels que Hound Dog, Jailhouse Rock, Ruby Baby, Stand by me, ou encore On Broadway, ils ont été interprétés et repris par des artistes de tous les horizons du blues et du rock : Elvis Presley, Big Maman Thornton, Ben E. King, les Beatles, Peggy Lee, Donald Fagen…
Et le merveilleux saxophoniste ténor Stan Getz, musicien issu du cool jazz qui s’approprie le Brésil et la bossa nova (le fameux titre The Girl from Ipanema, entre autres…), et qui se souviendra longtemps d’une enfance difficile : « Si vous vivez environné d’Irlandais et que vous êtes Juif, on doit vous casser la figure. »
Il y en aurait tant d’autres à citer : les membres du groupe de hard rock Blue Oyster Cult, les punks Ramones, le clarinettiste virtuose Benny Goodman qui popularisa le jazz noir auprès d’un auditoire essentiellement blanc, le chanteur Lou Reed gravitant dans l’orbite de la Factory d’Andy Warhol, Steely Dan façonnant le son californien, le pianiste de blues Johnny Otis…
Concluons sur un personnage emblématique assez admirable : Ahmet Ertegun, fils de l’ambassadeur de Turquie à New York et fondateur du label Atlantic en 1947, qui compte parmi les grandes maisons de disques. D’emblée, Atlantic s’est démarquée par sa capacité à ouvrir les frontières de la musique et à faire sauter les clivages raciaux, à mixer musique blanche et rythmes noirs. Le label et son patron passionné de jazz ont découvert, lancé et signé une pléïade d’artistes dans des genres qui couvrent un large spectre de la musique populaire : Ray Charles, Aretha Franklin, les Drifters, les Coasters, Dr John, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Cream, Yes, AC/DC…
Sans doute fallait-il en effet l’intervention de ces passeurs – producteurs, interprètes, compositeurs -, pour que ces musiques populaires remplissent leurs promesses littéraires, stylistiques, soniques et sociales – pour qu’elles sortent du ghetto.

S’il y a des amateurs pour pousser le bouchon de la découverte un peu plus loin, il existe quelques ouvrages instructifs et divertissants :
L’épopée du jazz T. 1 – Du blues au bop, de Franck Bergerot et Arnaud Merlin, Ed. Gallimard
L’épopée du jazz T. 2 – Au-delà du bop, de Franck Bergerot et Arnaud Merlin, Ed. Gallimard
Fuck de Laurent Chalumeau, Ed. Grasset
Free jazz Black power, de Philippe Carles et Jean-Louis Commoli, Folio
L’Odyssée du jazz de Noël Balen, Ed. Liana Levi
Le peuple du blues, de Leroi Jones, Folio

vendredi 16 novembre 2007

Le bleu parfait de Perfect Blue





En ouvrant une série de billets consacrés à la "japanimation" - ou animation made in Japan - il s'agit certes de faire part d'un intérêt, voire d'une passion - qui a aussi été mon métier - à l'aide de quelques films ou séries-phares particulièrement riches. Mais je sens aussi qu'il reste nécessaire de réfuter quelques idées reçues encore trop souvent véhiculées, à la fois sur le dessin animé et sur la production japonaise en particulier. Même si l'on sort ici rapidement du sujet, aujourd'hui comme à l'époque des Lumières, les préjugés perdurent sur bien des questions, et un véritable travail d'information, parfois fastidieux, reste à effectuer.
Parmi les préjugés à remettre en question, tout d'abord une stricte segmentation définitive entre dessin animé et film avec acteurs : le dessin animé est destiné aux enfants (sous-entendu : ce n'est pas très sérieux, ce ne peut être riche, dessin animé = Walt Disney), le film avec de vrais acteurs aux adultes (sous-entendu : c'est plus complexe). Pourtant, des films aussi essentiels et riches que, pour la France, Les Triplettes de Belleville, La Prophétie des Grenouilles, le merveilleux "ancêtre" Le Roi et l'Oiseau de Paul Grimault, les films des studios japonais Ghibli remettent en question cette perception erronée : ils attirent un large public (dans les 1 200 000 entrées pour Le Château Ambulant de Hayao Miyazaki en 2005) constitué d'adultes de toutes générations, et certains d'entre eux n'intéressent pas les enfants - quand ils ne sont pas contre-indiqués à un trop jeune public. Il faut ajouter que les professionnels du cinéma n'utilisent pas le terme "dessin animé", mais "film d'animation" - ce qui dit bien autre chose.
Autre préjugé, accolé à l'animation japonaise depuis les années Dorothée : elle serait "pauvre". Si ce qualificatif peut être appliqué, avec des nuances, à certaines productions de série telles Dragon Ball Z, Goldorak, etc., il importe aussi d'indiquer que l'animation japonaise est un milieu créatif et industriel autrement plus complexe que ce que nombre d'Occidentaux reçoivent et perçoivent ; il existe en effet au Japon
une diversité de formes et de supports reflétant la pluralité d’une production qui ne vit pas le clivage français entre création d’auteur et industrie : longs métrages pour le cinéma, courts métrages d’auteur, créations pour le multimédia et les jeux vidéo, créations originales pour la vidéo (OAV), séries télévisées... Ce sentiment de pauvreté est par ailleurs lié à une esthétique perçue du trait ("affreux") et du rythme ("saccadé") : l'interlocuteur souvent amalgame d'une part à une série "bas de gamme" qu'il a aperçue un univers plus large et des créations autrement plus variées, et il méconnaît d'autre part une esthétique issue d'une culture du dessin (les peintres d'estampe et notamment Hokusai) et du manga qui fournissent depuis longtemps des codes en matière de trait et de rythme permettant au lecteur de saisir très vite une situation, une expression, etc., dans un contexte parfois d'économie (du temps, du papier...). Sont également méconnues les orientations thématiques de cette animation en résonnance directe avec l’imaginaire des jeunes adultes et les questions de société : science-fiction, fantastique, interrogations sur la place de la personne humaine dans le développement industriel et sa relation avec la nature.
Mais le péché mortel de l'animation japonaise dans le discours des détracteurs - qui hélas souvent ignorent tout d'elle - ce serait sa grande violence. Outre le paradoxe éventuel qu'il y a à considérer que "le dessin animé, ça ne m'intéresse pas, c'est pour les enfants" et que la création japonaise est "trop violente", il convient là aussi de ne pas mettre toutes les productions dans le même panier. Par ailleurs, à l'image de certains films de Scorcese ou de Stanley Kubrick par exemple abordant des sujets "adultes" (pouvoir, arrivisme, violence sociale, etc.), pourquoi des films d'animation japonais ne pourraient-ils pas aborder aussi des sujets complexes, montrer des choses désagréables, et à ce titre être destinés à un public, disons, averti ?
Ceci étant une introduction quasi idéale au Perfect Blue de Satoshi Kon, un long métrage sorti en 1999 sur nos écrans. Outre qu'il s'agit à mon sens d'un véritable chef-d'oeuvre, ce film a le mérite de montrer un visage curieusement méconnu de l'animation japonaise, qui n'est ni niais ni facile - mais qui est certes violent. Cependant, la violence de ce voyage au coeur de la schizophrénie et du malaise social japonais vaut bien celle d'un film de Brian de Palma (Blow Out, Pulsions) ou du Hitchcock de Frenzy (rappelez-vous l'étrangleur-violeur à la cravate !)... Ceci vous donne l'ambiance. Mais aussi rappelle que l'on peut divertir et être complexe.
En guise de conclusion, je vous laisse avec cet article déniché à l'époque de la sortie dans Les Inrockuptibles, et qui m'avait convaincu d'aller voir ce sombre bijou en salle :

Film bleu, film parfait, Perfect blue ne dément jamais les promesses de son titre. Avec cette oeuvre réflexive tant dans sa forme que dans son sujet, Satoshi Kon radiographie notre monde des images et élève le dessin animé japonais vers les sommets de l'art cinématographique.

Le dessin animé japonais inspire la plupart du temps des réactions opposées de rejet méprisant ou d'hystérie admirative, dans les deux cas très suspectes. Il faut bien entendu mettre un terme à l'ignorance ou aux préjugés de ceux qui font encore l'amalgame entre l'animation japonaise dans son ensemble et Dragon Ball Z ou autres sous-produits (certes majoritaires) fabriqués et vendus au kilomètre qui pullulèrent un temps sur la première chaîne, accusés de débiliter notre belle jeunesse, de même qu'il convient de garder ses distances avec une église de consommateurs d'images qui ne jurent que par les mangas, les jeux vidéo et la culture cyber. Par chance, les sorties trop parsemées de dessins animés japonais en France (hier Ghost in the shell, aujourd'hui Perfect blue, demain Jin-Roh) ont permis au néophyte d'y voir un peu plus clair et de découvrir une nouvelle forme non négligeable de cinématographie. Car les trois films cités ne sont pas seulement les titres les plus exportables de la production animée nippone, ce sont également quelques-uns des plus beaux, des plus accomplis techniquement, qui peuvent prétendre au double statut de divertissement populaire et d'oeuvre d'art (précisons, de pop-art) à part entière. Il suffira pour les derniers sceptiques d'aller voir Perfect blue pour en être persuadé.

Mima, une jeune chanteuse pop acidulée (membre d'un trio de nymphettes mutines à socquettes blanches comme semble les affectionner le public japonais mâle),décide de mettre fin à sa peu glorieuse carrière dans la variété pour devenir comédienne. Son agent lui trouve un petit rôle d'infirmière dans un feuilleton télévisé inepte, un soap-opera médical standard (peut-être La Clinique du mont Fuji ?). A l'aube de ce nouveau départ, Mima va constater l'altération pernicieuse de sa perception de la réalité, et subir d'inquiétantes hallucinations dans lesquelles apparaît une autre Mima, double qui la renvoie à son image antérieure de vedette pop. Accompagnées de menaces invisibles, et de la colère d'un fan déçu qui dévoile dans les détails sa vie privée sur Internet, puis par les meurtres sadiques de son entourage, ces visions vont peu à peu faire plonger Mima dans la paranoïa et la schizophrénie.

Perfect blue, réalisé en 1997, est indubitablement une date dans l'histoire du cinéma d'animation, précédée d'une réputation délirante : depuis deux ans, tous les fans d'anime (c'est ainsi que l'on nomme, si l'on souhaite passer pour un spécialiste, les adaptations cinématographiques des bandes dessinées japonaises, ou mangas) considèrent Perfect blue comme le chef-d'oeuvre du genre. Ils ont raison. Perfect blue ne déçoit en rien notre impatience et devrait séduire les cinéphiles, y compris ceux qui se sentent assez peu concernés ou séduits par les dessins animés. Le film bénéficie du savoir-faire époustouflant de la meilleure école de l'animation japonaise. En effet, le réalisateur Satoshi Kon a longtemps collaboré avec Katsuhiro Otomo (créateur d'Akira, première révélation de l'anime au grand public occidental) en travaillant sur les scénarios et les décors d'anime de science-fiction réalisés ou supervisés par le Maître : Roujin Z (une histoire d'alliage entre l'homme et la machine spectaculaire comme du Cameron et tordue comme du Cronenberg), Memories (un space-opera à sketches qui fait référence à 2001 : l'odyssée de l'espace) et aussi Ghost in the shell de Mamoru Oshii, classique instantané qui, à la manière de Perfect blue mais dans un tout autre registre, est parvenu à transcender les contraintes narratives et techniques de l'animation traditionnelle pour imposer de nouveaux rythmes, de nouvelles sensations, de nouvelles pensées.

Mettons de côté l'importante production de l'anime pour adultes au Japon, qui décline dans tout les genres (science-fiction, fantastique, policier, action, comédie érotique) un cocktail très corsé de sexe et de violence, dans une escalade imaginative – mais souvent pauvrement mise en images – nécessaire pour rassasier une foule d'ados en rut ou de salarymen frustrés ; les principales oeuvres maîtresses de l'animation (mis à part des contes poétiques comme le très beau Tombeau des lucioles) appartiennent au registre de la science-fiction cyber. Le dessin permet en effet un affranchissement constant aux contingences du réel et la suppression de certaines contraintes matérielles dans l'invention de machines et cités futuristes. Une oeuvre comme Ghost in the shell, non seulement par son intelligence mais aussi son univers visuel, dépasse sans difficulté les expériences précédentes de Blade runner et des innombrables mauvais films copiés sur celui de Ridley Scott.

La réussite de Perfect blue se situe à l'opposé de cette démarche. Si le film doit être vu comme une date révolutionnaire dans l'histoire de l'animation, ce n'est pas parce qu'il aborde des thèmes adultes et profonds (la perte de soi, l'aliénation médiatique), mais parce qu'il propose également une approche réflexive de l'anime, par l'intermédiaire d'un récit qui laisse davantage de place à l'introspection qu'à une orgie d'effets pyrotechniques. Les procédés d'animation ne sont plus ici au service d'une imagination de démiurge, mais de la description d'un état mental, de l'intimité psychique d'une jeune fille qui ne parvient justement plus à distinguer le réel du virtuel. Il faut alors percevoir l'ironie d'un film qui, parce qu'il est déjà une oeuvre d'animation, brouille à plaisir les repères du spectateur, qui partage avec la frêle héroïne son désarroi et son égarement. En effet, que pouvons-nous bien juger comme réel dans un dessin animé ? Ce récit de terreur psychologique utilise un répertoire relativement sobre pour un film d'animation, ce qui rend son déroulement plus angoissant encore, la folie s'immisçant dans la sagesse du trait. Film purement cérébral, Perfect blue ne renonce pourtant pas – le pourrait-il ? – à la violence graphique et assène quelques meurtres sanglants qui ne sont pas sans évoquer les mises à mort stylisées des thrillers d'épouvante de Dario Argento. Le cinéaste italien a souvent évoqué l'influence de Walt Disney à propos des couleurs rouges et bleues, des éclairages tranchés et vifs de ses films rageusement irréalistes. Et voilà qu'un anime japonais (pays déjà réputé pour l'enfer d'un cinéma à la violence insensée) vient boucler l'histoire mouvementée du film criminel, qui ne serait pas tout à fait la même sans l'Italie et le Japon !

Mais le plus fascinant dans Perfect blue, car le plus inattendu, concerne sa construction, qui se permet des audaces narratives incroyables, comme ces scènes refrains qui viennent conclure à répétition plusieurs moments du film et enferment l'héroïne dans sa folie. Les multiples dénouements de Perfect blue se révèlent être des rêves, ou alors des scènes du (télé)film dans le film, inlassablement suivies par le même plan montrant Mima se réveiller dans son lit. Ces boucles temporelles ne sont pas sans rappeler un film très expérimental comme Je t'aime, je t'aime. Perfect blue parvient donc à concilier les recherches temporelles d'un Resnais et l'efficacité d'un thriller psychologique, dépassant De Palma (celui de L'Esprit de Caïn) et Polanski (celui de Répulsion et du Locataire) dans l'art de la mise en abyme.

Film réflexif dans sa forme, Perfect blue l'est aussi dans son contenu et s'enrichit d'une dimension sociologique qui n'est pas négligeable puisqu'elle semble directement interpeller les groupies du film. Anime sur une société qui pousse la consommation spectaculaire jusqu'à l'obsession, la dépendance et la folie, Perfect blue se permet, tout en offrant – avec élégance – la dose de sexe et de brutalité requise dans ce type de divertissement, de présenter une caricature de l'accro de mangas avec le personnage d'Uchida, le Mimaniac (maniaque de Mima), individu moche, solitaire et anonyme transi d'amour pour sa petite idole qui minaude dans les charts. Au Japon, on appelle "otakus", terme que l'on pourrait traduire par "fans autistes", ces hommes emmurés qui fuient les relations sociales et humaines pour vivre jusqu'au bout leurs passions exagérées de collectionneurs ou de fans (il existe aussi bien des otakus de dessins animés que de maquettes, de timbres ou d'autobus !). Ce film où il n'est question que de fantasme médiatique, de dédoublement de personnalité, d'enveloppe virtuelle (a-t-on jamais vu un film sans prise de vue réelle, sans acteur, à ce point obsédé par l'idée d'incarnation ?), où le corps et l'esprit sont sécables (comme Ghost in the shell, Perfect blue est aussi une belle histoire de fantômes), décortique en fait les phénomènes de dépendance et de fascination provoqués par toutes ces machines à rêver, fabriquées dans le seul but de rassasier notre besoin quotidien d'images et de sons. Film bleu dans lequel mental rime avec métal, film parfait au-delà du raisonnable, Perfect blue ne trahit à aucun moment l'ambition et la beauté de son titre.

OLIVIER PÈRE
08 septembre 1999
© Les Inrockuptibles - Archive du magazine 442, du 08/09/1999, page n° 52





jeudi 15 novembre 2007

Pas de requiem pour les Soprano

Six saisons, 86 épisodes et 18 Emmy Awards. Récemment achevée, la série Les Soprano est encore une production HBO (à l'instar de Six Feet Under) et un formidable succès critique et public. Illustration, heureusement, qu'il est encore possible d'être créatif, intelligent, et d'avoir du succès, même à la télévision.
Lancée en 1999, Les Soprano raconte l’histoire de Tony Soprano, chef de la mafia italo-américaine du New Jersey. Loin d'être une resucée du Parrain ou des oeuvres mafieuses de Scorcese, la série va plus loin : ledit Tony est en proie à de graves crises existentielles qu’il confie, non sans réticence, à sa psy, le Dr. Jennifer Melfi (Lorraine Bracco). Et bien entendu, hors de question d'exhiber à son équipe sa déprime, ni les visites au psy lors des crises de panique : trop risqué.
Comme les autres productions HBO, la série a également introduit une forme de réalisme dans les fictions américaines.
Les Soprano est diffusée sur le câble, bien loin des carcans moralisateurs des chaînes hertziennes : les personnages peuvent donc être grossiers et violents. Le personnage principal est d'ailleurs un anti-héros chargé d'ambiguïté : bien qu'étant par ailleurs un criminel de profession, il s’intéresse aux documentaires historiques et porte une affection toute particulière aux canards. Et c'est un bon père de famille. Et puis, la grande réussite des Soprano réside à montrer et dire les petits riens, la vie de tous les jours : les enfants qui grandissent, les parents qu'on déteste. La mafia n'est qu'un prétexte. Ce dont on parle vraiment, c'est du quotidien d'une famille à problème(s), avec des "personnages (...) provinciaux et plutôt limités" : "ils n'essaient pas d'accomplir grand-chose à part rester en vie et gagner beaucoup d'argent ; ils ne voyagent guère, ne lisent pas plus, restent tout le temps dans leurs mêmes quartiers ; il n'y a pas de crime ou de grosse opération mafieuse à chaque épisode», comme le résume l'auteur David Chase (extrait du magazine Vanity Fair).
Si vous ne connaissez pas encore la série, précipitez-vous. Outre qu'elle est au moins aussi brillante que par exemple Six Feet Under, vous la dégusterez pour diverses raisons, et notamment :
- pour le grand tourment des Soprano, menacés par la dépression ou l'anxiété : le mensonge. Les personnages mentent à la société (officiellement, Tony et ses acolytes s'occupent de retraitement d'ordures, même s'ils sont constamment filés par le FBI) ; les hommes mentent à leurs femmes à propos de leurs maîtresses ; les épouses se mentent à elles-mêmes de ne rien voir ; les enfants dissimulent presque tout à leurs parents ; les mafieux de Tony ne cessent d'enfumer les mafieux des autres clans, qui le leur rendent bien.

- pour la représentation quotidienne, anti-glamour, de la mafia italo-américaine. Le personnage principal, Tony Soprano, est doté d'un embonpoint et d'une calvitie avancés, d'une voix nasillarde de canard et d'une respiration de tuberculeux ; sa femme, Carmela, porte des tenues «nouveau riche» toujours plus drôles ; la plupart des enfants et adolescents de la série affichent un net surpoids ; les hommes de Tony se disputent l'honneur d'être le plus moche/violent/buté/gros/vieux, à tel point que toutes les chaînes hertziennes américaines refusèrent le projet à la fin des années 90, réclamant «des Italiens jeunes et sexy, pas des cinquantenaires adipeux sous Prozac», raconte un collaborateur de David Chase.

Les Soprano : sans doute une des plus grandes séries jamais écrites pour la télévision. Critiques, spécialistes de cinéma et d'art contemporain (la série a eu droit à une exposition au MoMA new-yorkais) s'accordent à la placer au même niveau que les grands oeuvres de Coppola ou Scorsese, entre le (s) Parrain (s) et les Affranchis, c'est dire...

Delpêchons-nous de rigoler

Une des blagues les plus réjouissantes du net, c'est le site Delpech Mode. Delpech Mode, ce sont des gugusses qui mixent, en les parodiant, Michel Delpech et Depeche Mode, "grâce à des clips recréant à la perfection la ringardise des années 80", selon le chroniqueur "Nouvelles Technologies" de mon cher Télérama. A hurler de rire, pour rester poli. Visionnez un peu "Just can't j'étais chanteur" et "Enjoy the Loir et Cher" pour voir comment ces gars démontent le grotesque de clips qui se prenaient pourtant au sérieux "arty". Ces potaches font à l'électro de Depeche Mode ce que le film "Spinal Tap" a fait au heavy metal, c'est dire. Et ça fait mal !
Comme ils le disent eux-mêmes : "mi-delpech, mi-mode : 100% delpech mode !"
Après ça, vous mourrez d'envie de télécharger les "sonneries canines" pour votre téléphone !

C'est par en dessous pour y aller :
http://delpechmode.com/heaume.php

samedi 10 novembre 2007

Des pépites six pieds sous terre !

Connaissez-vous la série américaine Six Feet Under ? Pour nous, c'est un modèle d'écriture, c'est original : une de ces séries qui affichent des ambitions que le cinéma américain, bien souvent, ne revendique plus. Si vous connaissez - et appréciez -, pas la peine d'aller plus loin. Sinon, nous vous invitons à poursuivre avec cette courte chronique trouvée dans le Monde :

A sa création (en 2001, sur la chaîne du câble HBO), la série américaine "Six Feet Under" avait surtout frappé par une irrévérence et un humour noir que son créateur, Alan Ball, avait déjà manifestés dans le scénario du film American Beauty (Sam Mendes, 1999). La troisième saison, qui vient de paraître en DVD, donne la mesure de l'originalité de cette remarquable série. Elle n'a guère à voir avec le recours, efficace mais secondaire, à l'ironie ou à la provocation.

Parce que ses personnages principaux travaillent dans une entreprise de pompes funèbres, "Six Feet Under" montre précisément tout ce que la télévision (en cela, exact reflet de la société contemporaine) refuse d'ordinaire avec l'énergie du désespoir : la présence, dans la vie de chacun, de cadavres, de cercueils et de larmes ; la douleur, l'insoutenable lenteur du deuil. Sous le soleil radieux de Californie, les frères Fisher, Nate (Peter Krause) et David (Michael C. Hall), accueillent, jour après jour, de nouveaux cadavres.

Toute la famille (les deux frères comme leur mère, Ruth, et leur soeur, Claire) est hantée par le souvenir du père, un homme dangereusement à l'aise avec la mort. C'est aussi la mort ­ celle de chaque futur "client" des Fisher ­ qui ouvre chaque épisode.

Ainsi, au fil de la série, un sentiment précis gagne le spectateur : celui de la quotidienneté de la mort, sentiment qui était jusqu'alors l'apanage de cette famille dont la cave sert à embaumer des cadavres. Ce principe est aussi un tour de force scénaristique : chacune de ces séquences introductives réussit à surprendre. Prenons, par exemple, cette scène anodine au début de "Coup du destin" : un homme tente d'allumer sa cuisinière à gaz. Le spectateur averti sourirait presque, tant la suite est facile à deviner. A l'évidence, le malheureux va se montrer imprudent, et succomber à un accident domestique. Mais le téléphone sonne, notre homme engage la conversation avec l'inconnu qui lui propose un sondage. Soudain, des coups de feu retentissent : à l'autre bout du fil, l'entreprise de télémarketing est victime d'un tireur fou. Le mort ne sera pas celui qu'on croyait.

Peut-être parce que, plus que d'autres, ils ne sauraient oublier qu'ils sont mortels, les membres de la famille Fisher se débattent avec une belle intensité dans les difficultés du quotidien, un mariage malheureux pour Nate, une trop grande solitude pour Ruth. Comme David le répète volontiers, "les enterrements ne sont pas pour les morts, mais pour les vivants". En parlant de la mort, Alan Ball ne fait, au fond, que parler de la vie.

© Le Monde - Florence Colombani
Article paru dans l'édition du 15.04.05