samedi 31 janvier 2009

Un tout petit Napoléon

Pas plus que d'autres, je ne résiste au plaisir pervers de vous faire partager ce savoureux extrait de Victor Hugo, consacré à Napoléon III (Napoléon le Petit, réédité chez Actes Sud) :

Que peut-il ? Tout. Qu'a-t-il fait ? Rien.
Avec cette pleine puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la France, de l'Europe peut-être.
Seulement voilà, il a pris la France et n'en sait rien faire.
Dieu sait pourtant que le Président se démène : il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète ; il cherche à donner le change sur sa nullité ; c'est le mouvement perpétuel ; mais, hélas ! cette roue tourne à vide.
L'homme qui, après sa prise du pouvoir a épousé une princesse étrangère, est un carriériste avantageux. Il aime la gloriole, les paillettes, les grands mots, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. Il a pour lui l'argent, l'agio, la banque, la Bourse, le coffre-fort.
Il a des caprices, il faut qu'il les satisfasse. Quand on mesure l'homme et qu'on le trouve si petit et qu'ensuite on mesure le succès et qu'on le trouve énorme, il est impossible que l'esprit n'éprouve pas quelque surprise. On y ajoutera le cynisme car, la France, il la foule aux pieds, lui rit au nez, la brave, la nie, l'insulte et la bafoue ! Triste spectacle que celui du galop, à travers l'absurde, d'un homme médiocre échappé.

Au fait : toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite.

vendredi 30 janvier 2009

La grève et ses otages

L’usage fréquent dans les contextes de grève de l’expression « prise d’otage » mériterait sans doute d’être plus souvent questionné : « les grévistes ont encore pris les usagers en otage », nous répètent souvent les grands médias, TF1 en tête. Car il y a matière, encore une fois, à s'interroger. Si le désagrément occasionné est bien une réalité, si la méthode de grève mise en œuvre est discutable (en comparaison avec les grèves habituellement organisées par exemple par les grands syndicats allemands), l’emprunt à un vocabulaire relevant de la sphère des agissements criminels est tout de même sidérant. Il faut quand même rappeler que, juridiquement, la prise d’otage est un crime, que la grève au contraire est un droit garanti par la Constitution. L’un a pour objectif de contraindre par la force et par la menace ; on n’hésite pas à tuer pour atteindre ses objectifs. L’autre ne fait qu’exercer son droit, même s’il gêne le libre déplacement et l’activité d’autrui. Ce qui, sur l’échelle des gravités, ne désigne pas tout à fait les mêmes choses… Comme l'explique le blog 24 heures Philo : "Dire que les professeurs ou les cheminots prennent les usagers en otages, c’est en faire des malfrats, des gangsters, faire du droit de grève un crime, de la vie sociale un guet-apens."

L’analyse d’une grève de la fin des années 50 par le sémiologue Roland Barthes (L’usager de la grève, 1957) reste d’une actualité rafraîchissante : « Il y a encore des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature. Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro. C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre. Aux préfets de Charles X comme aux lecteurs du Figaro d’aujourd’hui, la grève apparaît d’abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c’est « se moquer du monde », c’est-à-dire enfreindre moins une légalité civique qu’une légalité « naturelle », attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens. »

Vive les acteurs de la sortie de crise !

Le droit de grève serait-il obsolète aux yeux du gouvernement ? Va-t-on revenir à l'époque d'avant Napoléon III, où la grève était tout simplement interdite ? Dans la suite logique des déclarations goguenardes de notre hyperprésident Nicoléon le Petit ("Désormais, lorsqu'il y a une grève en France, on ne s'en rend pas compte"), des indices nous laissent à penser que le gouvernement actuel, dans un étrange mouvement de rétropédalage, amalgame la grève et le droit de la faire à une sorte de défi antimoderne à sa conception de l'ordre du monde. Le 27 janvier au matin, Eric Woerth, distingué Ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique, était l'invité du Sept Dix de Nicolas Demorand, sur France Inter. Alors que la grève s'annonce pour le jeudi 29 et qu'il y a dans l'air comme un climat de fronde, M. Woerth informe les auditeurs qu'il existe "d'autres moyens de se faire entendre". Demorand relance : "Lesquels, M. Woerth ?" Et voici que le ministre hésite : comme il l'ignore sans doute et que, visiblement, c'est après le droit de grève qu'il en a (une "prise d'otage", selon le vocabulaire en vigueur dans la plupart des médias), il évoque la possibilité de s'exprimer autrement, mais nous dit-il, ce n'est pas à lui de dire ce qu'il faut faire pour se faire entendre... Ah, d'accord. M. Woerth sans doute est modeste. Et de nous inviter à nous serrer les coudes : après tout, sermonne le distingué Ministre du Budget, les gens sont inquiets pour leur pays. Demorand relance : "Les gens qui manifestent jeudi peuvent dire la même chose : je suis inquiet pour mon pays, pour l'avenir de nos enfants". M. Woerth soudain semble pris au dépourvu, alors il joue son va-tout ; il botte en touche : "Eh ben, qu'ils se démènent, quoi.... Qu'ils bougent !" On touche au sublime ; le ministre ajoute : "Qu'ils deviennent un acteur de la sortie de crise !", en se mettant "à l'unité du pays", précise-t-il. Rentrez chez vous, braves gens, travaillez (si vous le pouvez), mais surtout bouclez-la. En journaliste à qui on ne la fait pas, Demorand repart : "Mais lorsque l'on perd son emploi ou qu'on est en chômage technique, comment on fait pour être un acteur de la sortie de crise ?" C'est là que l'auditeur éberlué apprend que selon M. Woerth, il existe "trente-six mille manières" d'être "acteur de la sortie de crise". Toutefois, toutefois, nul besoin de commencer à compter, on n'en saura guère plus : M. Woerth embraye très, très vite et reparle de "se serrer les coudes" et d'"écouter la souffrance des gens". En clair : soyez sages, mais sachez combien l'on compatit, braves gens... Tout cela nous joue, toutes proportions gardées bien entendu, un petit air de "Gleichschaltung", la "mise au pas" inventée par les hitlériens : ne s'agissait-il pas, alors, de faire marcher tout le monde à l'unisson ? De quoi Sarkozy était-il le nom, déjà ?